Revue de presse - début février 1897
Informations exclusives sur la chasse aux trésors de La Revue mauve
Nos lecteurs le savent : nous avons mené les investigations les plus complètes afin d'en apprendre davantage sur la mystérieuse chasse aux trésors fomentée par le milieu Bohème. Or, nous avons désormais le plaisir et la fierté de vous annoncer que nous sommes entrés en contact avec les organisateurs et, nos arguments ayant été jugés convaincants, que le présent journal aura également sa part dans la diffusion des indices amenant aux 15 000 francs. Nous annonçons donc que
dès demain, vous trouverez également dans nos pages un indice qui mènera à la première étape de la chasse.
L'Entre-midi, avec ses prix raisonnables, se targue ainsi de faire profiter à tous les parisiens, quel que soit leur revenu, leur part dans cette aventure qui commence.
L'Entre-midi, 8 février 1897
Carnet mondain : La réouverture de l'Opéra Garnier
Hier le Palais Garnier rouvrait, paré de grandeur martyre, et présentait à un public renouvelé et enthousiaste, non sans une crâne bravoure, le
Rigoletto de Verdi et
La Maladetta, ballet en deux actes. Madame de Lambresac y aura fait une apparition remarquée, digne dans sa robe ivoire de Jacques Doucet.
Le Figaro, 9 février 1897
Chronique : Les Amants de Varenne de M. Turnipfield
La pièce de M. Turnipfield eût pu, si elle avait été écrite avec un peu de recul, apporter quelque chose à l'éveil des modernités que nous souhaitons avec tant d'ardeur. Hélas, il semblerait que notre auteur ait été tout à fait sérieux lorsqu'il livra ces Amants de Varenne, piètre hommage à la monumentale œuvre de William Shakespeare.
La pièce a été montée avec peu de moyens et de grandes ambitions. Ce n'était pas pour nous déplaire, à nous, qui, seuls avec les gens du
Mercure de France et de
La Revue blanche, nous sommes délectés des provocations de Monsieuye Ubu ; à nous, qui promouvons autant qu'il nous est possible le talent méconnu de ces artistes sans le sou. L'effet, hélas, est pourtant des plus déplorables : quand l'absence de costumes somptueux, de décors dignes de ce noms ou de musiciens eût laissé un texte hors du commun se déployer dans toute son ampleur, les manques de la scène soulignent ici l'échec de la littérature. M. Turnipfield a cru que l'amour seul rendait spirituel, il s'est trompé : sans cohérence, sans poésie, dans un tragique peu maîtrisé, sa pièce pourrait plaire tout au plus à ces vieilles madones qui se pressent au Bazar de la Charité pour exhiber leur bonté et leur richesse en bonne compagnie. Les indices sont nombreux, à qui sait le public que s'est choisi M. Turnipfield : les références à Shakespeare, nombreuses quant au contenu, absentes quant à la forme, laissent place à un sentimentalisme de bon ton, gâté par de mauvaises imitations du style de M. Racine. Ce n'est point au Chat noir ou rue de l’Échaudé que l'on entendra pareilles sornettes !
Nul doute que notre lecteur, s'il souhaite rencontrer le public engoncé de conventions à même d'apprécier cette pièce, fera mieux de se rendre directement au Bazar de la Charité ou à l'Hôtel Vénitien, plutôt que de souffrir une telle production.
Georges Mancassé, La Revue mauve, 9 février 1897
Un triomphe de M. Turnipfield
L'émotion était à son comble, ces derniers soirs, au Théâtre de la Porte Saint-Martin. M. Turnipfield, dont le talent était resté dans l'ombre jusqu'à ce jour, a révélé dans Les Amants de Varenne une émouvante délicatesse d'âme. La pièce reprend un grand mythe de la littérature et en transpose l'action dans une France ancienne et mythique, loin, malgré ce que laissait supposer son titre, qui n'a été choisi que pour l'euphonie, de toutes les affres de la révolution.
De nombreuses femmes du monde se sont déjà rendues dans ce théâtre afin d'assister à cette pièce poignante. Les moyens mis en oeuvre pour la pièce sont limités, mais cela n'empêche : on ne peut qu'être touchés par tant de nobles sentiments. Mademoiselle *** donne au rôle de la jeune fille une fraîcheur et une innocence que l'on voit rarement sur les théâtres parisiens. Son apparition fort remarquée au Bazar de la Charité, bien qu'elle ait été vêtue modestement et qu'elle ait fait preuve de la plus grande discrétion, nous laisse à penser que sa noblesse de coeur n'est pas qu'une simulation d'actrice. Monsieur ***, qui lui donne la réplique, n'est pas en reste, et sa mort a arraché bien de chastes larmes à nos spectatrices.
Félicitons M. Turnipfield, pour avoir su donner la mesure de la noblesse du cœur de l'homme. Ciel, s'écrie-t-on en sortant du Théâtre, que c'est une belle chose que d'être un homme !
Ernest Landrun, L'Entre-midi, 9 février 1897
Fait divers : Des morts bien mal éduqués
Hier, un évènement des plus étonnants s'est produit au cimetière du Père Lachaise. Peu avant que l'horloge ne sonne les douze coups de minuit, pas moins de sept morts ont ouverts leurs tombes de l'intérieur, en sont sortis, et ont tenté d'escalader le mur nord du cimetière. Une brigade de gendarmes, avertie par le gardien de nuit, est intervenue pour remettre en terre les cadavres animés. C'est de la part de ces morts un manquement à leurs devoirs de chrétiens, mais aussi un infraction flagrante à toutes les lois de la physique, de la logique et aux codes de bonne conduite en société, qui stipulent tous que les morts ont pour rôle de rester en leurs tombes, et non d'en sortir. Nous pouvons donc encore une fois remercier notre glorieuse gendarmerie nationale d'avoir arrêté ces fauteurs de troubles avant même qu'ils n'aient eu le temps de sévir.
Le Charivari, journal humoristique, 9 février 1897
Entretien : M. von Herzfänger, l'homme que nous avions tous oublié
M. von Herzfänger est un homme occupé. Lorsque nous l'avons rencontré pour la première fois, nous étions pourtant loin de nous douter que nous publierions cet entretien si tard ! Mais les aléas de la villégiature, les empêchements ... Beaucoup d'entre vous ont possiblement oublié le nom de ce jeune homme depuis. Il joua cependant un rôle prépondérant lors de l'attentat du café d'Harcourt, en ouvrant la porte qui était bloquée de l'intérieur et sauvant ainsi des flammes une dizaine de victimes. Nous l'avons reconnu quelques mois plus tard, alors qu'il était venu assister à l'exécution du Renard, qui n'eut finalement jamais lieu ...Nous avons finalement réussi à retrouver cet étrange bonhomme, et c'est dans un endroit non moins étrange, au Chat Noir de Rodolphe Salis, qu'il a accepté de nous retrouver.
M. von Herzfänger parut dans une tenue aussi soignée qu'extravagante, avec une lavallière de couleur et un chapeau melon flambant neuf – quand un teuton s'essaie aux modes parisiennes, cela donne toujours des résultats un peu surprenants ... Il semblait à l'aise à première vue, mais votre serviteur décela bien vite un fond de contrariété en lui sans pour autant en trouver la cause. Notre allemand jouait d'ailleurs bien étrangement avec son chapeau - signe de nervosité, sans doute - au début de notre entretien ... Il sembla ensuite se détendre.
Quand nous le remerciâmes, non sans ironie, d'avoir accepté de nous recevoir dans un tel lieu, il répondit avec humour (espérons-le !)
« qu’un pareil lieu méritait à jouir de sa présence [sic]» Il ajouta qu'il espérait faire gagner ce cabaret en renommée, confiant son goût pour ce genre de lieux:
« N’est-il pas du plus beau charme ? » Nous hochâmes la tête, bien que surpris : l'endroit, assurément, était plus curieux que charmant, nous semblait-il ... Lorsque nous lui demandâmes les raisons pour lesquelles on n'avait point davantage entendu parler de lui après son comportement héroïque, en nous interrogeant sur sa discrétion naturelle, il éluda à moitié la question et répondit, d'un air pénétré : «
je prépare pour le moment une nouvelle définition de mon moi plus extravagante. [sic] »
Une telle créature était-elle à sa place dans le Quartier Latin, somme toute assez mal fréquenté, un matin de mars ...? Lorsque nous lui fîmes part de notre étonnement à ce sujet, il déclara : «
un bon dandy se doit connaître sa ville par cœur. Je dis « sa » ville, effectivement, car j’ai pour le moment choisi de m’arrêter à Paris. Et j'entends être le maître de ses secrets comme on peut être le maître de sa maison. » Avide de démêler un peu les folles rumeurs qui couraient sur son compte, à savoir qu'il aurait sauvé la vie d'un homme du monde – fait bien invraisemblable car quel mondain se serait égaré dans une brasserie d'étudiants ? – nous lui demandâmes si la chose était vraie. Il ne répondit que par un mot d'esprit, ponctué de quelque germanisme ... et d'un petit rire :
« Vous savez, à ce propos... Je m'aperçois que je ressens du plaisir à faire du bien à mon voisin... oui. Et cela m'inquiète énormément sur ma moralité ! » Un tel homme ne cessait point de nous surprendre. Nous lui demandâmes donc avec curiosité ce qu'il avait pu penser de l'exécution tant controversée de feu M. Sylvande. Que nos lecteurs se rassurent ! La polémique n'est pas loin, mais sa réponse n'est pas encore prête à déclencher une nouvelle guerre franco-prussienne ! «
Cela confirme ce qu'on pense sur les français » nous a-t-il répondu.
«Vous ne savez pas être à l'heure. Aber, nous allemands, nous n'avons pas votre chaleur. Certes, nos cérémonies sont réglées comme une musique coupée au couteau, mais sans... sans... enthousiasme, oui. Nous sommes trop guindés. Vous criez beaucoup. C'était très mouvant de voir se côtoyer cette vague de vie, et cette explosion de mort. Comme... Ça ne s'est pas écrasé comme si la vague avait rencontré un mur. Non, je crois au contraire que, quand la lame a coupé le cou du condamné, c'était comme un final dans un feu d'artifice. Une explosion de vie. » Déçu de ne pas avoir vu mourir le Renard, il ne semblait pas avoir bien compris que l'exécution n'aurait jamais lieu, notre coupable ayant été envoyé à Cayenne ... A moins qu'il n'ait songé à un possible retour de la terreur anarchiste ...
Notre entretien se termina par un mot bien court, sur les relations particulières qu'entretient ce rastaquouère en devenir avec les français ses hôtes. Vivre à Paris et sauver les Parisiens serait donc l'emploi des allemands, dès à présent ? Il nous répondit, une fois n'est pas coutume, par une citation, ponctuée d'un rire bien mondain : «
Oh, vous savez ce qu'on dit :
Ein echter deutscher Mann mag keinen Franzen leiden,
Doch ihre Weine trinkt er gern.
Enfin, pardonnez-moi. Comment dites-vous déjà : chassez le naturel, il reviendra toujours…Je voulais dire : Un bon Allemand ne peut souffrir les Français, mais pourtant il boit leurs vins très-volontiers. »
Nous saurons gré à M. von Herzfänger de son audace, mais ne cacherons pas que l'entretien nous surprit et que nous nous attendions bien peu à rencontrer pareil
personnage ...
Pierre-Louis Planchu, L'Entre-Midi, 9 février 1897