|
| Jules SpéretLa perfection n'existe que dans mon miroir
Messages : 93
| Sujet: Et bon voyage ! Dim 7 Avr - 14:57 | |
| Parce qu'on n'est nulle part aussi bien que chez soi... excepté dans son cabaret préféré, Jules Spéret avait décidé, une fois n'est pas coutume, d'aller boire un verre au Chat Noir après une rude journée de travail. C'est que repérer les véritables talents était une besogne aride ! Il fallait lire un tas inépuisable de brouillons, de ratages, d'échecs cuisants, de tentatives manquées et autres productions cacographiques, écluser deux verres de cognac et un d'absinthe pour se remettre les idées au clair, reprendre la lecture de productions classicisantes en soupirant sur le triste devenir de l'humanité si la littérature restait à ce point congestionnée, soupirer de désespoir, penser à la garce qu'on étreindrait ce soir après un souper acceptable pris vers 22h dans une gargote de bohème, reprendre la lecture en ayant en tête les images médiocrement affriolantes des filles de Montmartre, se dire qu'on était artiste, oui ou merdre, et reprendre ! Cette vie, vraiment, n'avait rien d'une sinécure.
Mais la soirée était arrivée, et avec elle la détente bien méritée, aux sons envoûtants du piano d'Erik Satie. L'éditeur avait pris une table, s'était assis sans façon, avait discuté avec l'un ou l'autre habitué, bu un verre, poursuivi la conversation, parlé littérature avec un autre, pris un second verre, et ainsi de suite. Au bout du quatrième verre, il en était venu - il ne savait plus trop comment, d'ailleurs - à faire la connaissance d'un avocat qu'il avait déjà vu traîner dans les environs, à moins que ce ne soit aux Folies ? Bah ! au fond, qu'importe ! L'important était d'avoir fait connaissance avec cet avocat, et d'avoir lié un début de conversation tout à fait anodin. Et comme on était au Chat Noir, donc dans un lieu nettement moins convenu que le Vénitien, et qu'il commençait à faire soif par ici-bas... l'éditeur fit tout à fait naturellement cette proposition à l'avocat :
« Vous prendrez bien un verre ? » Oh, certes, un verre, à cette heure du soir - ou de la nuit, tiens, il ne savait plus trop -, ce n'était pas le premier des verres, à moins que l'arrivé ait été retenu chez lui par sa femme, au travail par une affaire urgente ou au lit par une gueuse... Mais un verre de plus, bon sang : ce n'était rien !
Et Jules Spéret héla le garçon. |
| | | Aristide Rabantin
Messages : 22
| Sujet: Re: Et bon voyage ! Mar 9 Avr - 6:18 | |
| La journée avait été terrible... Non, le juste épithète était exécrable. Il est des journées de chien où, dès le lever, l'homme lutte contre le mauvais sort qui semble le frapper puis à la fin de la journée, épuisé, démoralisé, il s'en va au cabaret noyer sa mauvaise fortune. Cela avait commencé par une vitre cassée par un élagueur peu scrupuleux. Bien entendu, sa rombière de logeuse s'en était mêlée, arguant que c'était à lui de payer. Criant à l'injustice, il avait alors accusé ces messieurs des parcs et jardins de Paris mais aucun d'eux ne voulut reconnaître ses torts. Énervé par tant de mauvaise foi -un comble pour un avocat!- il versa un tribut exorbitant à la vieille femme pour un carreau neuf et du mastic. L’événement le retarda et il dut courir derrière l'omnibus. Comprimé contre d'autres parisiens sentant la sueur et l'eau de Cologne bon marché, il fit le trajet en apnée jusqu'à la rue de Rivoli où un encombrement le contraint de terminer à pied jusqu'à la Cour d'Appel. Un procès perdu et un client mécontent plus tard, maître Rabantin retrouva son cabinet rue Damrémont dont il dut réparer lui-même le carreau cassé, se mettant du mastic plein les mains durant l'opération délicate.
Aristide avait grand besoin d'un... Non, de plusieurs verres et de se changer les idées. Au diable, s'il devait sortir le lendemain pour entendre un accusé détenu à la Petite Roquette ! Il sentit le regard désapprobateur de sa cerbère de logeuse à travers l’œilleton de sa porte lorsqu'il quitta la demeure haussmannienne. L'avocat avait désespérément besoin de s'amuser et si une jolie fille se présentait, eh bien... Il ne rentrerait peut-être pas, ce qui lui vaudrait certainement des remarques acerbes de la grenouille de bénitier. La veuve semblait considérer les hommes comme foncièrement enclins au vice ; les célibataires encore plus. Elle n'avait peut-être pas tort. Aristide n'était pas un noceur impénitent mais quoi ! Il faut bien vivre un peu avant de penser au salut de son âme, si tant est qu'elle intéresse quelque esprit supérieur.
Chapeau sur la tête et cigarette aux lèvres, le jeune homme décida de partir vers Pigalle à pied, profitant de l'air printanier pour baguenauder dans le quartier. Il n'eut pas longtemps à marcher pour atteindre son sésame : le Chat noir lui promettait le divertissement et l'ivresse. Après deux verres d'un alcool interlope qu'on lui a vendu pour de l'eau de vie de poire, Aristide se sentait tout à fait bien, libéré du joug oppressant d'un destin qui semblait s'acharner sur lui. L’œil un peu trouble, le sourire aux lèvres, il discutait avec animation en compagnie de deux Marseillais venus découvrir le quartier chaud de Paris. A peine ceux-ci partis vers un autre cabaret à explorer, une silhouette sa glissa dans une chaise en face de lui. L'avocat n'avait décidément pas le temps de s'ennuyer ! Tant mieux, il ne passerait pas la soirée à maugréer comme un mauvais drôle contre sa journée catastrophique. Il accueillit avec enthousiasme son nouveau compagnon.
"Bienvenue ! Bienvenue ! Je vous en prie. La place est libre, prenez vos aises, monsieur."
S'en suivit un flot de banalités habituelles: se présenter et discuter de futilités qui, en somme, ne sont que les préliminaires aux déballages des secrets les plus inavouables à un inconnu que vous ne croiserez plus jamais. Au cabaret, tout n'est que question de temps et d’alcool. Surtout d’alcool. D'ailleurs, il était temps de commander. Son compagnon se proposa pour le régaler, c'était une invitation à ne pas refuser.
"Oui, oui... Ce ne sera qu'un verre de plus. Mais je vous déconseille leur eau-de-vie de poire, ils ont oublié les fruits en remplissant l'alambic. Vous m'avez l'air bien parti pour faire la noce jusqu'à plus soif, vous. Je pourrais savoir ce qu'il vous met de si bonne humeur ? "
|
| | | Jules SpéretLa perfection n'existe que dans mon miroir
Messages : 93
| Sujet: Re: Et bon voyage ! Jeu 9 Mai - 11:08 | |
| « Ce qui me met de si bonne humeur ? Mais rien, voyons ! Lorsqu'on n'a plus de raison valable de se réjouir, alors on peut bien se réjouir sans justification, ne pensez-vous pas ? » Raisonnement d'homme alcoolique, peut-être bien. Logique foireuse, sans aucun doute, mais Jules n'en était plus à se poser des questions. De toute manière, le milieu dans lequel il évoluait avait aboli la logique depuis un sacré bout de temps. Le serveur s'empressa de remplir son office, et voici les deux messieurs gentiment attablés devant un énième verre, le nez déjà passablement rougi par la dilatation des vaisseaux sanguins, et blablabla. « Et vous-même, maître Rabantin, en quel honneur faites-vous la noce ? » Il y avait fort à parier que l'avocat lui sorte un réponse au moins aussi tordue que la sienne, mais on ne sait jamais ! Pendant que les deux hommes bavardaient aimablement - mais un peu fort, alcool oblige -, l'on entendait dehors, entre deux airs de piano, les prostituées qui hélaient le passant, parfois d'un rire gras, parfois d'un ton suave, parfois avec provocation... N'était-ce pas la vie que ces quartiers, leur agitation crépusculaire et leur triste bonheur de vivre ? Pourtant, quelque chose aurait dû attirer l'attention de ces messieurs. Un cri qui semblait nettement moins joyeux, nettement moins provocant... mais un unique cri. Peut-être une de ces filles qui se faisait trousser un peu trop violemment. De toute manière, les cris étranges étaient légion, par ici, non ?... En tout cas, l'éditeur n'y prit pas garde plus que nécessaire. Mais qu'en ferait l'avocat ? - Citation :
- Bon, c'est court et rapide, mais j'espère que ça te donnera matière à répondre !
|
| | | Aristide Rabantin
Messages : 22
| Sujet: Re: Et bon voyage ! Ven 17 Mai - 10:46 | |
| Ce qui me met de si bonne humeur ? Mais rien, voyons ! Lorsqu'on n'a plus de raison valable de se réjouir, alors on peut bien se réjouir sans justification, ne pensez-vous pas ?
Aristide cligna des yeux quelques secondes, le temps que son cerveau légèrement embrumé saisisse la subtilité des paroles de l'éditeur, puis son visage s’éclaira d’un grand sourire. Ce n’était ni le moment ni l’endroit pour réfléchir. Pour paraître le moins stupide possible, il décida d’utiliser une référence à l’hellénisme antique dans son enthousiaste réponse teintée d’un soupçon de flagornerie.
« Quel philosophe vous faites ! En somme vous êtes un fidèle d’Epicure, la joie de vivre est la voie vers la félicité. »
Il hocha la tête sans vraiment s’en rendre compte et accueillit le serveur avec ravissement. Son verre à nouveau rempli, il le leva et avec toute la dignité d’un édile accomplissant son office en pleine fête des Bacchanales.
« Puisse le bonheur nous apporter la sagesse et l’arata… l’atata… Hum… Comment est-ce ? Ah oui ! L’ataraxie ! »
Il est vrai, le mot est complexe, d’autant plus quand l’on a un peu trop bu. L’avocat siffla une petite gorgée et posa prudemment son verre sur la table. Sa langue commençait à devenir lourde et il perdait son grec et son latin. Pour lui qui aimait briller par son verbe, sa dernière intervention avait le goût amer de la déconfiture. D’ordinaire, tout lui venait si facilement ! Il espéra silencieusement de ne pas apparaître comme un monsieur Jourdain aux études classiques bâclées. Il saisit à bras le corps l’occasion que lui offrait l’éditeur de changer de sujet.
« Ce que je fête ? Eh bien la vie, tout simplement. Ici tout bouge, l'on rit, l'on s'amuse. Je suis témoin de tellement de drames durant mes journées que m’évader quelques heures de mon cabinet ou du tribunal c’est… C’est comme si le printemps chassait l’hiver. »
Aristide eut un sourire un peu triste. Être avocat n’était pas un métier facile, loin de là. Il devait parfois mettre de côté ses sentiments philanthropiques lorsqu’il avait à défendre des criminels ou des brutes épaisses qui battaient leurs enfants comme plâtre au point de les laisser pour morts sur le carreau. Il soupira en regardant dans le vague puis secoua la tête comme s’il sortait d’un mauvais rêve. Ce sentimentalisme pessimiste s’accordait mal avec sa nature enjouée qui reprenait toujours le dessus. Sourire en coin, il se pencha en avant en posant les coudes sur la table, l’air de confidence.
« D'ordinaire, je ne viens que le dimanche. Moi et mes amis, nous sommes une petite bande de joyeux drilles tous tombés follement amoureux de la petite reine. Et croyez-moi, elle nous en fait voir ! Alors nous sortons parfois dans les cabarets pour discuter de notre belle amante, loin des oreilles de nos femmes.»
Le jeune homme eut un clin d’œil amical puis se rassit dans le fond de sa chaise en ricanant. C’était bien drôle. Et puis son interlocuteur ne s’attendait pas à celle-là ! Sans trop savoir pourquoi, il entreprit de décrire les prouesses qu’il comptait réaliser avec sa Dion-Bouton les dimanches d’été. Peut-être rouler jusqu’à la butte de Suresnes pour y boire un petit coup de blanc, voir une course à Chantilly ou rendre visite à ses parents à Provins. Quelle tête ces braves provinciaux rangés feraient !
Biensûr, dans la discussion, il lui a semblé entendre un cri. Mais l’avocat s’en soucia peu. Il présuma qu’un souteneur devait gifler l’une de ses protégées, rien de plus. Une faune interlope écumait à toute heure du jour et de la nuit l’avenue de Clichy. Les filles de joie et les bourgeoises arpentaient le même trottoir, un monde ignorant l’autre, les beaux messieurs s’y mêlant parfois pour s’encanailler. Maître Rabantin avait déjà eu à défendre des proxénètes ; le peu qu’il avait appris de leurs manières de régler les différents à coups de poings ou de couteaux lui donnait des sueurs froides. La belle affaire, comment un homme haut comme trois pommes et épais comme un papier buvard pourrait-il faire face à une brute pour sauver le peu d’honneur qu’il reste à une fille facile? De toute manière, s’il y avait réellement un problème, la maréchaussée s’en occuperait. Il fallait bien que tous ces gendarmes servent à quelque chose, non ? La conscience tranquille le jeune homme continuait la conversation.
« Je vous imagine assez mal sur une bicyclette. Mais derrière le volant d'une automobile, cent fois oui. Quelle élégance, quelle distinction ! Je vous vois déjà sur votre belle Peugeot... Mauve, évidemment.»
|
| | |
| Sujet: Re: Et bon voyage ! | |
| |
| | | |
Sujets similaires | |
|
| Permission de ce forum: | Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
| |
| |
| |