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 On part en voyage !

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Lionel Sylvande
Est devenu, a vu, vaincra
Lionel Sylvande

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MessageSujet: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyMer 29 Fév - 7:10


Lionel aimait assez l'agitation des gares. C'était peut-être même ce qui l'avait décidé, avant toute chose, à faire ce voyage. Les cris des commis, les gémissements des locomotives, les sifflets des chefs de gare, les grandes tenues de voyage, avec ces vieux chapeaux noirs qui vous ombrent le visage ... Pour peu, il en deviendrait lyrique. Il s'était levé à l'aube pour se rendre à Saint-Lazare et prendre le train qui le mènerait à Trouville. Un courrier l'avait prié, en effet, de donner quelques représentations privées pour les amies de Mme de Mauroir. Là-bas, une voiture l'attendrait et le mènerait à l'Hôtel des Roches Noires où ces dames résidaient. Avec la lettre, signée d'une main volontaire, un billet aller-retour, en première classe - délicate attention ou rappel insidieux de ses moyens modestes, va savoir ...

Pour une heure si matinale, la gare était assez animée : la terrasse du café-restaurant était déjà remplie de silhouettes sombres, aux paupières lourdes et aux coiffures défaites ; stigmates d'un long voyage qui a duré jusqu'à l'aube ... Les femmes y étaient rares, comme il se doit. Mais il n'y avait pas de temps à perdre en contemplations impressionnistes : le grand cadran de la gare indiquait six heures quarante-cinq et le train que prenait Sylvande prenait son départ peu avant sept heures. Lionel se pressa donc, portant lui même son léger bagage - manie de jeune homme simple. Il refusa d'un geste les propositions de plusieurs commis et se dirigea à larges enjambées jusqu'au quai numéro 2. Le train, reluisant, apparaissait comme une bête de somme encore endormie dans les vapeurs du matin ... Par chance, les voyageurs semblaient peu nombreux à vouloir aller en Normandie - l'entreprise n'était-elle pas presque suicidaire, aux premiers jours du mois de mars ? Du coup, Sylvande se prit même à espérer trouver un compartiment vide, où il pourrait fermer l'oeil un moment, puis répéter son texte sans encombre ...

Mais les hommes en uniformes exhortaient les retardataires à prendre place, il s'agissait de presser le pas. D'un bond agile, Lionel sauta devant le wagon qui était à son niveau et entreprit de chercher une place. A vrai dire, il n'avait jamais voyagé en première, et l'idée l'effrayait un peu ... Il se rassurait en s'assurant qu'au pire, il pourrait toujours prendre place dans un compartiment de deuxième ou de troisième classe, s'il se sentait trop peu à l'aise ... Cependant, il semblait en déveine : tous les compartiments qu'ils ouvrait renfermaient des enfants avec leurs nourrices, des jeunes filles bavardes ou des bourgeois pansus qui prenaient toute la banquette (c'est triste à dire, mais c'est comme ça). Il ouvrit la porte du dernier compartiment presque avec humeur, et avec une joie soudaine, il découvrit qu'il était vide - ou qu'il semblait vide ... Il n'avait pas remarqué qu'une femme s'était installée dans le coin le plus reculé et le plus solitaire possible, comme pour se soustraire aux regards ... Heureux, presque guilleret (comme si on lui ôtait un poids de sur les épaules), Lionel jeta son paquetage sur la banquette en face, déposa son manteau, déclarant à haute voix :

- Eh bien nous y voilà, j'ai toute liberté pour prendre mes aises ! Pour une chance !

Mais quand il se retourna, il eut l'air confus. Il rougit même un peu - réaction bien ridicule, n'était-il pas un homme ... !

- Oh, pardon Madame, je ne sais où j'avais la tête, mais je ne vous avais point vue en entrant ... Puis-je ... ? Je ne vous dérangerai pas.

Et il s'assit, presque penaud, avec la mine d'un jeune garçon en tenue de fête que l'on aurait surpris à sauter dans les flaques d'eau, avec une insouciance d'enfant.

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Emeline Le Roux
La fille du capitaine
Emeline Le Roux

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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyMer 29 Fév - 11:51

Si berner ses domestiques quant à son état de santé était possible, il en allait autrement de son père. En vérité Emeline n’était pas seulement en deuil. Elle était malade. Malade de chagrin, malade d’absence, malade tout court. Elle ne mangeait presque plus en raison de fréquentes nausées et passait la majorité de son temps clouée au lit parce que toujours exténuée. Alors qu’on l’appréciait pour son agréable compagnie et son tempérament avenant, elle était maintenant aigrie, irritable, susceptible. Pour éviter les remontrances, elle se refermait comme une huître.

À la fois stupéfait par cette décadence subite et inquiet pour l’avenir de sa fille, Antoine Morel mettrait un terme à cette déchéance sans fin. Il s’empressa d’envoyer une missive à sa sœur pour lui demander si elle et son mari pouvaient héberger Emeline, le temps qu’elle reprenne du mieux. C’est que sa sœur, Léontine, réside à Trouville, ville balnéaire située en Normandie. Il va sans dire qu’à ce temps-ci de l’année, la cité est des plus tranquilles et l’air du large, se disait-il, lui ferait le plus grand bien. Léontine, qui était bouleversée par les tourments de sa nièce, accepta sans hésitation.

Malgré ses sincères vitupérations, Emeline s’était donc retrouvée, à 6 heures tapantes, devant la gare, un billet pour Trouville dans la poche. Son père était venu avec elle, mais on ne sait si c’était pour la réconforter ou pour s’assurer qu’elle ne manque pas le départ. Après avoir débarqué les lourdes valises du fiacre et avoir chargé un commis de les transporter, M. Morel se dirigea vers la terrasse du café-restaurant où Emeline s’était dirigée d’un pas traînant. La lassitude d’Emeline n’avait d’égal que son amertume. En voyant sa fille assise sur une petite chaise en bois, les bras croisés et le visage fermé, il était d’autant plus réconforté dans sa décision de l’envoyer à Trouville.

- Tu verras, ce voyage va te faire du bien. Tu me remercieras à ton retour.
- Bien sûr, père.
- Allez, ne sois pas si morose. Ne crois pas que je ne ressens pas ta douleur... À une certaine époque, j’aurais bien aimé que quelqu’un fasse la même chose pour moi, tu sais.
- Hum...
- Bon, il te faut partir maintenant.

Il prit son visage entre ses mains et déposa un doux baiser sur son visage meurtri. Emeline releva la tête, adressa un dernier regard à son père puis se dirigea vers le quai numéro 2, suivi par le commis qui transportait ses valises.

Évidemment, son père lui avait pris des billets en première classe. Puisqu’elle était arrivée relativement tôt, elle put s’installer à son aise dans le compartiment du fond où elle espérait un peu de tranquillité. Elle rangea ses valises sous sa banquette et retira sa cape qu’elle posa à côté d’elle. Elle avait pris place près de la fenêtre, toute recroquevillée. Elle aurait bien voulu être invisible.

Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas la porte de son compartiment s’ouvrir. Par contre, elle sortit bien vite de sa torpeur quand une valise atterrit brutalement sur la banquette qui lui faisait face.

- Eh bien nous y voilà, j'ai toute liberté pour prendre mes aises! Pour une chance!

Abasourdie, elle portant sa main gantée vers sa bouche pour retenir un petit cri de surprise.

- Oh, pardon Madame, je ne sais où j'avais la tête, mais je ne vous avais point vue en entrant... Puis-je... ? Je ne vous dérangerai pas.

Emeline reposa ses mains sur ses cuisses en observant cet homme maladroit dont les joues rougissaient. Quoiqu’il troublait le calme qui régnait jusqu’alors, elle s’en accommoderait. Elle lui pointa la banquette et d’un signe de la tête, lui indiqua qu’il pouvait prendre place.

- J’ai l’habitude d’être discrète, ce qui ne semble pas être votre cas, vraisemblablement.

C’est alors qu’elle réalisa qu’elle avait déjà vu ce visage.

- Êtes-vous... Sylvande? Lionel Sylvande?

Cela faisait longtemps, mais elle croyait bien avoir reconnu cet acteur qu’elle avait vu lors de ces premiers balbutiements à l’Opéra.

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Dernière édition par Emeline Le Roux le Lun 19 Mar - 2:58, édité 2 fois
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Lionel Sylvande
Est devenu, a vu, vaincra
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyJeu 1 Mar - 8:13

Gêné, il préféra ne pas relever : c'était de toute façon la dernière chose à faire car l'on ne contrariait pas une dame, lorsqu'on connaissait son monde ... Il baissa donc la tête en signe léger de contrition. Quand elle dit son nom, cependant, il se redressa tout aussitôt, avec un drôle de sourire :

- Lui-même, Madame. J'ose espérer que la présence d'un acteur dans votre compartiment ne vous dérangera guère ...

Car il y en avait encore qui préféraient ne pas fréquenter cette engeance ... Aller la voir, bien sûr, mais ne serait-ce que lui adresser la parole ... ! C'est bien une idée de nouveau riche ! avait assuré à ce sujet une grande dame russe, qu'il avait croisée à une réception. Heureusement pour lui, ces principes-là tenaient de l'ordre de l'exception, et même les femmes respectables consentaient à dire un mot à l'amuseur qui vient de les divertir. En toute innocence, bien sûr. Nourrissant ces pensées, et comme pour donner une illustration à ses dires, il ouvrit précautionneusement sa mallette - celle-là même qu'il avait lancé sans précaution, voilà un instant - et en sortit quelques feuillets reliés par une ficelle.

- Voilà le texte que je devrai connaître en arrivant à l'Hôtel. Je voyage en effet pour les besoins de mon art.

Tout de même, il se demandait dans quelles pièces elle avait pu le voir et si elle faisait ou avait fait partie des admiratrices. Cependant, avec sa mine grave, assez fatiguée, avec sa robe noire sans ostentation, elle semblait bien loin de ces femmes impudiques qui vous envoient des lettres et vous invitent à répondre à une Poste restante, de celles qui vous donnent rendez-vous dans des chapelles désertes ou des restaurants à cabinet privé ... En toute innocence, bien sûr. Non, cette longue robe noire laissait plutôt présager quelque drame. Le deuil semblait d'ailleurs récent, car elle avait réuni tout l'attirail, mais sait-on jamais, avec le coeur des femmes ... ! Sans vouloir l'offenser, Lionel ajouta donc, avec la réserve et le respect nécessaires :

- Mais accepteriez-vous de me dire à qui j'ai honneur, Madame ?

Il eût aimé savoir les spectacles qu'elle lui connaissait, peut-être même ce qu'elle en avait pensé, mais chaque chose en son temps !

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Emeline Le Roux
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Emeline Le Roux

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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyDim 4 Mar - 12:40

C’est bien parce qu’Emeline avait la mémoire des visages qu’elle put le reconnaître, car cela faisait bien quelques années que Lionel ne fréquentait plus l’Opéra. Et Emeline ne fréquentait que l’Opéra... En effet, faute d’une curiosité muselée par des valeurs familiales (et maritales) conservatrices, elle s’était tenue au genre de spectacle qui y était présenté et avait négligé ce qui pouvait se faire ailleurs, notamment au Théâtre d’Art. Son père, et par la suite son mari, n’appréciait guère l’avant-garde, que ce soit en art ou ailleurs. Elle s’y était soumise, sans broncher... mais avait-elle simplement le choix?

Oh! Comme elle pouvait avoir soif de fraîcheur! À l’Opéra, toujours les mêmes pièces, les mêmes Opéras, les mêmes spectacles... et les mêmes spectateurs : ennuyeux, rogues et insipides. C’est sans doute qu’il est facile de penser que cela est différent en d’autres lieux lorsqu’on n’y est jamais allé... Malgré tout, on aurait tort de croire que rien ne changeait jamais. Fréquemment, il était possible de voir de nouveaux acteurs et de nouveaux danseurs incarner ces rôles intemporels. Ces nouveaux artistes campaient toujours des rôles mineurs, sans profondeurs, sans couleurs qui finalement ne leur permettaient pas d’épater la galerie. Ils passaient donc souvent inaperçus aux yeux des spectateurs la plupart du temps tournés vers la salle plutôt que vers la scène. Emeline trouvait plutôt lassant ce jeu du paraître, mais puisqu’y jouer lui permettait d’accéder aux divertissements de la haute, elle s’y pliait volontiers.

Elle se souvenait l’avoir remarqué alors qu’il interprétait le fidèle compagnon d’Oreste, Pylade, dans cette célèbre tragédie de Racine. Il lui revenait en mémoire cette scène où il aide Oreste à enlever Hermione et celle, plus tragique encore, où il lui annonce sa mort à la toute fin de la pièce. Lionel en était à ses premières pièces et quoique son jeu ne fût sans doute pas parfait, la naïveté d’Emeline ne lui permettait pas d’en déceler les failles. Elle l’avait trouvé bien charmant à l’époque... Emeline fut d’ailleurs bien déçue d’apprendre qu’elle ne le reverrait plus sur les planches de l’Opéra, ce qu’elle n’avait d’ailleurs pas compris considérant tout le succès qu’il avait récolté avec son dernier rôle, celui d’Oreste.

Songeuse, elle ne put retenir un sourire de nostalgie, bien trop discret pour être remarqué. Se voulant rassurante elle enchaîna :

- Je suis enchantée de faire votre connaissance... mais ne soyez pas inquiet. Votre présence ne m’importune pas. Le voyage s’annonce long et un peu de compagnie est la bienvenue... quoi qu’ait pu laisser entrevoir ma première remarque.

Quand elle le vit farfouiller dans sa mallette, Emeline cru d’abord qu’elle l’ennuyait et qu’il avait sans doute d’autres occupations pour passer le temps. Elle avait effectivement eu vent de son triomphe au Théâtre d’Art : c’était sans doute un homme occupé. Elle n’avait pas tout à fait tort.

- Voilà le texte que je devrai connaître en arrivant à l'Hôtel. Je voyage en effet pour les besoins de mon art.

Elle haussa les sourcils, intéressée. Elle qui n’avait jamais pu apprécier les talents de Lionel au Théâtre d’Art, peut-être aurait-elle la chance d’avoir une avant-première privée? Il ne fallait pas paraître trop enthousiaste, cela ne serait pas convenable. N’empêche que...

C’est quand il lui fit remarquer qu’elle réalisa qu’elle ne s’était point encore présentée. Il aurait bien raison de lui reprocher une telle étourderie.

- Oh, j’espère que vous pardonnerez mon égarement. Je suis vraiment distraite ces jours-ci. Madame Le Roux, Emeline Le Roux. Tout l’honneur est pour moi.

Pointant la pile de feuilles que tenait Lionel dans ses mains, Emeline enchaîna :

- Et bien, je ne savais pas qu’il y avait un théâtre à Trouville... ni qu’un acteur aussi apprécié que vous soit contraint d’y aller. Les théâtres de la Ville lumière ne vous suffisent donc pas?... Oh, pardonnez-moi, les mots dépassent ma pensée.... Cela ne me regarde vraiment pas....

Visiblement gênée, à en voir ses pommettes prendre des couleurs, elle s’empressa de conclure :

- Cela dit, j’aimerais bien savoir de quoi parle cette pièce... seulement si mon odieuse maladresse ne vous donne point envie de changer de compartiment...

Emeline baissa la tête, le regard inquiet. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle parle trop!?

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Lionel Sylvande
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyJeu 8 Mar - 4:00

C'était drôle, cette femme se gênait pour si peu de choses ... Lionel avait beau fréquenter des cercles autorisés, il se trouvait toujours surpris devant l'extrême pudeur de certaines femmes du monde que l'on avait éduquées à dessein, et qui s'effrayaient de rien. Il eut un sourire qui se voulait rassurant.

- Point d'inquiétude, Madame, votre compagnie est fort agréable.

Un vrai élégant aurait dit "charmante" et aurait enchaîné par quelques tours de galanterie. Il était encore d'usage de faire croire aux femmes (à toutes les femmes) qu'elles étaient aimables (sens fort du terme !), et qu'on ne pouvait que s'incliner devant leur beauté et leur grâce, renforcées encore par cette discrétion bienvenue des femmes bien élevées. Lionel, lui, se contentait d'un "agréable" qui était presque vexant, gardant jusqu'en ce jour quelques restes de ses manières bourrues de bourgeois campagnard. Pouvait-on se métamorphoser, en un clin d'oeil ? Chassez le naturel, il prend un malin plaisir à revenir au galop ... Le jeune homme n'avait pas conscience, cependant, de ce qu'il aurait dû dire ou ajouter - notons également qu'il craignait un peu d'être aimable avec les femmes, depuis que Philomène Bellis avait rencontré sa route ... Faisant bruisser ses feuillets d'un geste distrait, il ajoutait déjà :

- Il doit bien y avoir un théâtre à Trouville, mais je n'y joue pas. A vrai dire, je ne m'en soucie guère, du théâtre de Trouville ... C'est à une représentation privée que je suis convié. Je ne fais que suivre Paris dans ses lieux de villégiature, finalement ...

Puis, son regard s'égara sur ses feuilles. Il y eut quelques instants de silence, rythmé par les cahots et les soupirs du train. Le ciel s'éclaircissait doucement, alors que l'on sortait de la ville. Quelques bocages, quelques champs annonçaient déjà la banlieue. Attiré par la lumière qui se levait, par les changements de paysage, Lionel releva les yeux et s'attarda au spectacle qui se jouait dehors. Distrait, il laissa glisser ses feuillets qui s'éparpillèrent sur le sol ... Il s'écria (Pardonnez-moi, me voilà bien distrait !) et se jeta tout aussitôt sur ses feuilles pour les rassembler en grommelant. Sur l'entête de l'une d'elles, on lisait distinctement, en grosses lettres : MAURICE MAETERLINCK - ALLADINE ET PALOMIDES. C'était une production typique du Théâtre d'Art, fêtée dans les milieux d'avant-garde, moquée ou ignorée alentours.

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Emeline Le Roux
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyLun 19 Mar - 6:16

Emeline, qui dérougissait à peine, avait baissé les yeux en oyant les paroles rassurantes de son interlocuteur – quoiqu’elle eut un doute sur le sens des mots « fort agréable ». Sylvande avait voulu rester poli devant elle – une dame respectable –, cela va de soi. Il n’y avait pas d’autres justifications possibles… Mais Emeline devait se ressaisir bien vite si elle ne voulait pas passer le reste du voyage empêtrée dans des quiproquos pénibles et des excuses laborieuses. Elle se contenta donc d’écouter sa réponse en souriant bêtement. En fait, elle trouvait sa remarque de tout à l’heure d’autant plus importune en apprenant que Lionel ne se rendait pas du tout dans un théâtre. Saurait-elle garder sa langue et sa curiosité malsaine pour elle à l’avenir? Il ne fallait pas trop espérer non plus…

Elle observait discrètement Sylvande alors que son regard se dirigeait vers l’extérieur. Il n’avait pas répondu à son interrogation concernant la pièce qu’il comptait jouer, même qu’il semblait éviter le sujet. Du moins, c’est la raison qu’elle trouva pour expliquer ce silence qui devenait de plus en plus inconfortable. D’ailleurs, dans un tremblement léger, ses mains faisaient bruisser les pages qu’il tenait, dénotant une certaine nervosité. Soucieuse de ne pas empirer la situation, elle tourna ses épaules vers la fenêtre et s’attarda au paysage qui défilait devant ses yeux. Enfin un tableau un peu moins sinistre que celui auquel elle avait été habituée ces dernières semaines. Dehors, l’aube tirait de son sommeil la beauté sauvage de la campagne; les champs dorés s’agençaient joliment à l’azur du ciel. Elle commençait à croire que ce voyage avait peut-être du bon finalement…

Égarée dans ses songes, elle tressaillit vivement quand Lionel se mit à crier – il n’y avait pas qu’elle à être distraite finalement – avant de s’élancer au sol pour récupérer les précieux feuillets qu’il avait laissés tomber – ce qui n’était pas surprenant.

Elle voulut l’aider, mais le temps qu’elle se reprenne, Lionel avait déjà rapatrié la plupart des feuilles. Elle parvient tout de même à lire ce qui devait être le titre, inscrit en grosses lettres : « MAURICE MAETERLINCK - ALLADINE ET PALOMIDES ». Elle haussa les sourcils. Elle croyait avoir déjà entendu parler de cet auteur, mais de ce qu’elle se rappelait, ce n’était pas pour en faire l’éloge. Elle en déduit que cela devait être une de ces pièces avant-gardistes qu’il ne lui était pas permis d’aller voir – raison pour laquelle le titre lui était inconnu.

Elle se demandait alors comment faire pour aborder le sujet sans créer d’embrouilles une fois de plus : en ne disant rien, voilà tout. S’il voulait lui en parler, il le ferait de lui-même. Elle lui adressa un sourire gêné avant de retourner au spectacle de dame Nature.

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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyJeu 22 Mar - 7:28

- Vous connaissez Maeterlinck ?

Sa voix résonna soudain dans le compartiment, forte, éclatante (une voix d'acteur, à n'en pas douter) alors qu'il ramassait encore ses feuillets et les reclassait, tant bien que mal. Il avait parfois, quand il mélangeait les feuilles, de petits signes d'agacement, mais bientôt il aurait reconstitué le texte - il l'espérait tout du moins. L'oeil attaché à sa besogne, il ajouta :

- C'est une bien triste histoire ... Mais beaucoup de gens trouvent ça profond et sublime.

Il omit cependant de préciser que ce n'était point son cas. C'étaient des pièces pleines de symboles, de princes amoureux et de princesses diaphanes qui avaient fait son succès dans le monde, alors il aurait été de mauvais ton de cracher dans la soupe ... Cependant, c'était si subtile, ces histoires ! On aurait dit des rêves de bonnes femmes arrangées par le talent d'un poète. Et puis ces noms ... Avait-on idée de s'appeler Palomides ou Pélléas ? Aglavaine ou Sélysette ? Il paraissait que des femmes du meilleur monde commençaient à appeler leur petit chien ou leur enfant par ces noms ridicules. L'époque était vraiment ... Spéciale, d'un certain point de vue.

- La connaissez-vous ? Vous me nommiez, alors ... Je présage que vous m'aurez vu jouer. Peut-être était-ce de ce genre-là ?

Mais tandis qu'il parlait, le train ralentissait. Premier arrêt. Des passagers montèrent mais par chance, leur compartiment demeura vide - magie des premières classes. Tandis que la locomotive gémissait, sous la lumière du matin, et qu'ils reprenaient leur route, il ajouta, songeur :

- Avec un peu de chance, nous aurons les journaux du jour au prochain arrêt. Savoir s'il s'est passé quelque chose d'important à Paris.

Et le voyage reprit, sous les cahots du chemin de fer.

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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyJeu 12 Avr - 6:39

Comme elle le présageait, l’acteur prit la parole d’une voix à la fois puissante et posée. Elle l’écouta attentivement, quoiqu’un peu distraite par les mains du jeune homme qui s’affairait à rapailler son texte. Elle ne savait trop comment s’y prendre pour lui avouer qu’elle ne fréquentait pas le genre de théâtre qui eut accueilli une telle pièce. Serait-il vexé ou deviendrait-il plus distant avec elle s’il apprenait qu’elle ne fréquentait pas des gens comme lui d’ordinaire? Elle ne souhaitait pas une telle chose, appréciant simplement sa compagnie en cette journée qui avait débuté sur une note pour le moins morose.

Il y eut quelques secousses quand le train s’arrêta pour faire monter d’autres passagers et elle dut s’agripper aux rebords de la fenêtre pour ne pas basculer vers l’avant. Du revers de la main, elle effaça les faux plis de sa robe. Une dame devait toujours arborer une tenue simple, mais distinguée, lors de ses voyages.

Contrairement à son compagnon de voyage, l’idée d’avoir des nouvelles de Paris ne l’excitait pas particulièrement. Elle s’en passerait facilement... D’ailleurs, n’avait-elle pas quitté Paris justement pour changer d’air? Pour quitter ce milieu chargé de sombres et tristes souvenirs? Elle se questionnait cependant quant à l’empressement témoigné par Lionel.

- Nous venons tout juste de partir que déjà vous vous languissez dans l’attente de quelques échos en provenance de la Ville Lumière! Est-ce parce que vous êtes impatient de lire quelques critiques sur votre jeu, M. Sylvande? Dit-elle en affichant un sourire moqueur.

Elle avait enfin quitté cet air affligé et anxieux : les ridules sur son front étaient disparues faisant place à deux jolies petites fossettes sur ses joues. Elle n’avait pourtant pas oublié le véritable propos de la conversation.

- Sinon, pour répondre à votre question, je ne connais pas cet auteur, Maeterlinck (nom qu’elle prononça très mal). Et si c’est une triste histoire, je ne crois pas qu’elle me plaise dans ce cas – j’ai déjà mon lot de tristesse. Enfin, je m’égare… Bref, ce n’est pas dans ce genre de pièce que votre talent m’a été dévoilé. En fait, je vous ai remarqué à vos tous débuts, lorsque vous performiez sur la scène de… la scène de l’Opéra.

Sa voix se brisa. Emeline affichait tout à coup un teint livide, blafard, comme si elle venait d’apercevoir un fantôme. Elle fixait le sol, espérant que la douleur aiguë à sa poitrine finirait par s’estomper.

- Pardonnez-moi. Je crois avoir un peu la nausée avec toutes ces secousses. Ça passera, point d’inquiétude. Elle affichait un sourire contrit.

Elle avait certes plusieurs raisons d’avoir la nausée, mais ce n’était pas le mal qui la faisait souffrir à présent.


Dernière édition par Emeline Le Roux le Ven 20 Avr - 6:40, édité 1 fois
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Lionel Sylvande
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptySam 14 Avr - 11:33

A la manière qu'elle avait de le prononcer, il était clair qu'elle ne connaissait pas Maeterlinck, en effet. Cependant, Lionel ne chercha pas à la corriger : était-il bien utile de contrarier une dame pour si peu de choses ? Si elle n'avait jamais entendu ce nom par le passé, elle ne se ridiculiserait pas à le prononcer à l'avenir, puisqu'elle n'aurait pas l'occasion d'en parler ... Au demeurant, il n'était pas bien délicat de faire remarquer une erreur à une inconnue, sans doute de bien plus haute engeance que lui ... Lionel hocha donc la tête, montrant son attention, son respect - toujours marqué, stigmatisé presque, par cette origine populaire que la force des choses lui avait collée à la peau. Comme tout aurait été différent, si ses parents ... Mais qu'importe ! Alors que la voix de la jeune femme se brisait, Sylvande entendit distinctement la révélation qu'il commençait à craindre. Zut alors ! Elle aussi, elle l'associait donc à ce passé qu'il aurait préféré voir disparaître ? L'Opéra ... Un éclair étrange parut dans son regard - comme un reflet de bête blessée. Mais elle fixait le sol, livide, presqu'inquiétante, et ne dut pas le voir. La voyant défaillante, en homme bourru mais éduqué, il se dressa aussitôt et courut à elle :

- Que puis-je faire pour vous, Madame ? Souhaitez-vous un peu d'eau ? Je peux appeler la restauration ... A moins que vous ne préfériez que j'ouvre la fenêtre, pour prendre un peu l'air ... ?

Que j'ouvre la fenêtre, et non que je fasse ouvrir - on ne se refait pas. Alors qu'il s'était précipité vers elle, dans sa hâte et dans sa maladresse, il avait fait tomber toutes les feuilles. A nouveau. Cette fois-ci, cela le fit rire, et il lança un regard amusé vers le tapis de feuille qui recouvrait de nouveau le sol du compartiment ...

- Décidément, Maeterlinck m'échappe, aujourd'hui ... C'est peut-être un signe. Et puis vous avez raison, ses histoires sont trop tristes ; je trouve que trop de tragique tue le tragique ...

Il essayait de la distraire, doucement, parlant lentement pour ne pas l'étourdir. Et s'agenouillant près d'elle pour parvenir à sa hauteur, il hasarda :

- Seraient-ce ces anciens souvenirs qui vous font vous trouver mal ? Parlons d'autre chose si vous préférez ...

Elle ne devait pas le savoir, mais au fond, cela l'arrangerait sans doute ... Le souvenir de l'Opéra était bien chargé, pour tout un chacun, et Lionel Sylvande y charriait des cauchemars que bien peu pourraient imaginer.
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Emeline Le Roux
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyVen 20 Avr - 7:43

De toute évidence, même en déployant des efforts monumentaux, Emeline ne jouait pas très bien la comédie. Elle était tout bonnement incapable de manipuler les autres pour les induire en erreur afin de leur dissimuler la vérité. C’est pourquoi, même si ses dernières paroles avaient été prononcées avec l’intention de rassurer son interlocuteur, Emeline savait très bien qu’au fond, cela ne suffirait pas à empêcher M. Sylvande de voler à son secours.

L’étiquette voulait qu’elle prenne un air gêné et qu’elle remercie poliment le charmant jeune qui se montrait fort dévoué à son égard. Malheureusement, dans sa hâte, le pauvre Lionel en avait – encore une fois – échappé toutes ses feuilles. Elle ne put retenir un petit rire perlé devant le ridicule de la situation. En cachant son sourire d’une main, elle acquiesça d’un signe de tête à ce qu’il venait de dire, signe qu’elle partageait son opinion au sujet de cette pièce.

Décidément sa galanterie n’avait d’égale que sa maladresse. Cela le rendait d’autant plus attachant aux yeux de la belle. Cependant, elle se redressa contre le dossier quand elle le vit s’agenouiller devant elle. Elle le regardait, intriguée. Il ne fallait pas trop en faire non plus.

« M. Sylvande, je vous remercie pour votre sollicitude, mais je n’ai besoin de rien… Si ce n’est de votre présence pour le moins distrayante », dit-elle en pointant les feuilles éparpillées au sol.

« Enfin… je ne suis qu’une théâtreuse. Il aurait fallu être atteint de cécité pour ne pas voir mon trouble. (Elle sourit, gênée) Je crois que pour beaucoup d’entre nous, l’Opéra évoque encore quelques sombres souvenirs… mais il y en a aussi des lumineux. Parfois j’aurais envie d’échanger à ce propos, mais ceux qui m’ont côtoyé et qui me connaissent évitent systématiquement le sujet avec moi. Hum, j’aurais sans doute fait pareil, j’imagine. Je comprends qu’il peut être hasardeux d’évoquer le sujet avec quelqu’un qui a vécu le drame… de si près. »

Elle était maintenant beaucoup plus calme; elle ne chevrotait plus. Les yeux tournés vers le ciel, elle arborait un air rêveur et pensif. Elle ne s'était pas rendu compte que peut-être, justement, l'Opéra constituait aussi un sujet sensible pour son interlocuteur.

« L’époque où les murs de l’Opéra résonnaient encore me manque terriblement... Je ne comprendrai jamais ce qui s’est passé ce soir-là. »
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Lionel Sylvande
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyLun 23 Avr - 11:36

- Eh bien ...

Au fur et à mesure que Madame Le Roux parlait, l'air assuré de Lionel Sylvande se décomposa. Ce fut comme un masque grec représentant l'impassibilité des Dieux qui se morcelait soudain et finissait en miettes, révélant soudain le visage de l'homme dissimulé par dessous. Quelque chose dans son regard exprimait une détresse - peur ou tristesse, difficile à dire ... Il repartit vers ses feuilles, pour se donner une contenance, les ramassa de nouveau, penaud, sans faire attention à leur ordre. Il les glissa pêle-mêle dans la pochette, mal rassemblées, et enclencha le fermoir avec difficulté.

- Tant pis, j'improviserai, eut-il pour tout commentaire. Et il ajouta, d'un ton étrange : Revenons à ce qui nous intéresse ...

Était-ce l'émotion, à se remémorer l'accident, ses conséquences, le passé qu'il y avait perdu ? C'est d'un air bien trop grave qu'il répliqua :

- J'avoue ... Avoir de bons souvenirs, à l'Opéra, oui ... C'est là que l'on m'a donné ma chance, après tout. Je dois beaucoup à cette troupe. Malheureusement, cela manquait ... Comment dire ?

Non pas d'art, Lionel étant plus sensible au fond au rôle d'Oreste qu'aux belles poésies qu'il déclamait sans les comprendre, aujourd'hui. Il y avait dans son départ d'Opéra des nécessités bien grandes - comme la fuite des assiduités de Mademoiselle Bellis, qui devenait gênante - et des bas calculs d'ambition. Il avait eu le sentiment qu'il arriverait plus vite en partant dans les folies d'avant-garde, et il avait eu raison. Moins de personnes l'aimaient, le voyaient, en tant qu'acteur du Théâtre d'Art, mais davantage de gens parlaient de lui.

- Cela manquait de risque, si je puis me permettre ce vocabulaire. Vous-mêmes ... Ne vous ennuyiez-vous jamais, à ces spectacles, toujours les mêmes ?

Et ses yeux s'attardèrent sur le tissu noir de la robe de son interlocutrice. Quand elle avait parlé, qu'elle avait avoir côtoyé l'horreur de si près, il avait compris : cette femme avait sans doute perdu quelqu'un dans l'Opéra, vu que le grand deuil qu'elle portait encore. Elle avait peut-être même été là, le jour même. Y penser le rendait nerveux et mal à l'aise ... Et comble de l'infortune pour cet homme qui avait passé ses dernières années parisiennes à dissimuler, cela se voyait.
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Emeline Le Roux
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptySam 26 Mai - 11:09

Emeline reporta son regard vers Lionel quand celui-ci se mit à marmonner à sa pochette quelques mots à peine perceptibles. Son attitude s’était assombrie radicalement, laissant la dame pour le moins perplexe. L’avait-elle froissé ou blessé? Aurait-elle dû éviter de parler de l’Opéra, comme l’aurait fait toute personne dotée d’un minimum de discrétion et de discernement? Il affichait maintenant un air austère, comme si son petit malheur à elle était contagieux. Alors qu’elle avait ri, une première depuis des lustres, voilà qu’elle était parvenue à rendre quelqu’un encore plus triste qu’elle. Elle s’en voulait terriblement.

« Oh... mais... vous savez, on peut parler d’autres choses... je ne voulais pas... »

Ces paroles étaient vaines, prononcées avec si peu d’assurance qu’elles étaient mortes à la commissure de ses lèvres, étouffées par les crissements du wagon contre les rails. Maintenant, elle se contentait d’écouter sagement M. Sylvande qui, d’un ton beaucoup trop dramatique, évoquait du mieux qu’il le pouvait ce qui devait être les « bons souvenirs » d’une époque désormais révolue.

Mais de quoi l’Opéra pouvait-il manquer? De spectateurs intéressés, sans doute, mais ce n’était sans doute pas ce à quoi il faisait référence. Elle le regardait, intriguée, attendant qu’il apporte une réponse à son propre questionnement. Celle-ci la fit tomber des nues. Manquer de risques? Pourquoi prendre des risques quand la littérature classique offre déjà un spectacle à couper le souffle? Elle hocha vigoureusement la tête, désapprobatrice.

« M’ennuyer? Moi, m’ennuyer à l’Opéra? Sachez, monsieur, que je sais apprécier les grands classiques, contrairement à d’autres. Jamais je ne m’en lasserai d’ailleurs. Parce que oui, je ne sortais point à l’Opéra pour ces ridicules parades de paons. Non, j’y allais pour l’art. En fait, seul l’art m’intéressait dans ces hauts lieux. Maintenant, j’erre chez moi comme une âme en peine, complètement perdue. Je ne m’ennuyais pas à l’Opéra. Je m’ennuie DE l’Opéra. L’Éden Théâtre n’est qu’une mascarade si vous voulez mon avis. »

Entre temps, elle avait sorti son éventail de son sac et s’évertuait à s’éventer allégrement. Encore une fois, elle était sans doute allée trop loin. Depuis quand voulait-on avoir l’avis d’une femme de toute façon? Elle baissa la tête, gênée en espérant qu’il ne lui reprocherait pas son tempérament un peu trop... caractériel.

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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyJeu 31 Mai - 10:18


Tandis qu'elle s'emportait, pleine d'assurance, secouant son éventail, Lionel eut un air un peu interloqué. Il remplaça bientôt cette mine stupide par un léger sourire. A vrai dire, il ne s'attendait pas à créer une polémique ! Pour ce que les femmes s'intéressent au spectacle, d'habitude ... Pire, pour ce que les spectateurs de l'Opéra se soucient de ce qu'il se passe sur scène ... ! Quand elle eut fini, il laissa planer quelques secondes, calme, mesurant ses mots.

- Vous vous intéressez donc à l'Art, Madame ... ?

C'était dit simplement, sans condamnation claire, mais avec l'étonnement d'un homme qui était plutôt habitué à voir parler ainsi les Salonnières.

- Quant à l'Eden, je suis assez d'accord avec vous. Je me suis rendu à la cérémonie et c'était assez ... Déplacé. Le discours du président a été salué, mais la réception à l'intérieur était de trop. On oubliait ce pourquoi on était là. Puis le théâtre en lui-même est d'un goût ... Des décorations indiennes, des fanfreluches partout ... Garnier était déjà bien chargé, dans le genre, mais cela restait correct. Là, c'est vraiment trop ...

Pendant qu'il parlait, le train ralentissait. C'était là un des nombreux arrêts de la ligne qui menait de Paris aux villes prisées de la Normandie. Les portes s'ouvrirent, tandis que la locomotive poussait un profond soupir. Lionel alla ouvrir une fenêtre. Une laitière proposait un petit bock de lait aux voyageurs, et guettait leur signe, avec un air rêveur ... Le type parfait de la jolie paysanne.

- Voulez-vous un peu de lait pour vous rafraîchir, Madame ? Je puis lui faire signe ...

Pendant ce temps, un petit commis ouvrit lentement la porte, en silence, et présenta gracieusement les journaux du jours. Accoudé à la fenêtre, Lionel ne vit pas tout de suite les gros titres qui s'étalaient, en massives lettres noires, sur les premières pages, et qui annonçaient peut-être sa disgrâce prochaine ...
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyLun 11 Juin - 8:32

Comme il lui était pratique d’avoir en main un éventail en cet instant! Ses joues qui carminaient étaient à l’abri des regards, tout comme sa lèvre inférieure qui tremblotait légèrement sous l’effet de l’émotion. Il va de soi qu’elle aurait préféré avoir un verbe un peu moins haut en couleur, d’autant plus que son père l’avait mis en garde… Mais il était parfois si difficile de garder enfouies ses vieilles rancœurs! Elle espérait qu’il ne lui en serait pas trop coûteux…

C’est pourquoi à la question « Vous vous intéressez donc à l'Art, Madame... ? », elle se contenta de répondre timidement un « Oui, monsieur », le regard tourné vers le sol.

Ses craintes partir en fumée lorsque son interlocuteur avoua partager son avis quant à l’Éden théâtre. Elle ne pu retenir un sourire habilement dissimulé derrière son éventail déployé. Elle hocha la tête en signe acquiescement. C’était bien connu que la décoration de l’Éden était pour le moins disgracieuse et de mauvais goût. On pouvait dire que ce théâtre portait vraiment très mal son nom…

Alors qu’il finissait de parler, le train s’était arrêté. Lionel s’était ensuite dirigé vers la fenêtre pour l’ouvrir. Emeline aperçut alors sur le quai cette charmante laitière avec ses bocks de lait. Elle se laissa tenter – d'autant plus qu'elle avait effectivement besoin de se rafraichir... Qu'il était perspicace ce M. Sylvande...

« Oh… oui! C’est une bonne idée, j'accepte volontiers monsieur. »

Au même moment, on ouvrait la porte de la cabine : un commis s’y tenait, journaux du jour sur le bras. Alors que Lionel échangeait avec la laitière pour se procurer un bock, Emeline déposa son éventail sur le banc et s’approcha du commis pour lui prendre un exemplaire avant de refermer la porte.

Une fois entre les mains, son regard fut immédiatement attiré vers le titre qui était écrit en grosse lettre : SCANDALE À L’OPÉRA : LA CANTATRICE VEDETTE DE LA COMPAGNIE ÉTAIT... UN HOMME !

C’est alors qu’elle porta ses mains à sa bouche pour couvrir le cri de surprise qui s’en échappa, laissant tomber le journal au sol.

« Oh!! »
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Lionel Sylvande
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyVen 15 Juin - 1:19


Il héla la jolie laitière - frimousse rose et taches de son sur le nez - qui progressa doucement vers eux, portant avec difficulté son fardeau. Elle servit enfin une tasse de son précieux breuvage - tireu d'ce matin, M'sieur ! - qu'il s'empressa d'aller porter à sa comparse. Mais le cri qu'elle poussa, son air ébahi l'arrêtèrent tout net ! Il baissa les yeux vers le journal, tombé au sol. Le titre qu'il réussit à lire le foudroya. Ce fut le bock de lait qui chut sur le sol de train.

- Grand Dieu ...

Celle qui l'avait fait entrer dans la trompe, qui, en hommage à son talent, avait fait de son patronyme un nom de scène, celle qui, il le regrettait, l'avait poursuivi de ses assiduités, en dépit de sa froideur ... Ce n'était pas ... Ce ne pouvait pas être possible. Sylvande devint très pâle. Pour se donner contenance, il ramassa le bock, mais n'osa pas même effleurer le journal - comme si son contact risquait de le brûler ...

- Je ... Pardonnez-moi, Madame ... Je ... Je vais lui redemander du lait.


Il héla de nouveau la laitière, avec fièvre, et amena, par gestes saccadés, la boisson. Il la tendit à Madame Le Roux, soudain bien plus maladroit, presque garçon de campagne ... Savait-elle les relations que l'on prêtait parfois, à Sylve et à lui ... ? Pour comble de malchance, Lionel ignorait ce secret fatal qui allait sans doute entraîner sa perte. Il s'était laissé prendre à l'illusion. D'autres tombaient, pour ainsi dire, pour avoir fait étalage de leur vice au grand jour, pour avoir trop aimé la mauvaise personne ou pour avoir brouillé les bornes naturelles qui existent entre les genres. Lui tomberait comme cela, par ignorance, et avec le dégoût des choses de cz genre ... C'était à en pleurer de rage. Il chercha alors le regard de son interlocutrice et bredouilla :

- Me croiriez-vous si je vous disais que je l'ignorais ... ?

Pendant ce temps, comme venant d'un autre monde, le sifflet du conducteur retentissait. Le train s'ébranlait, lourdement, prêt à reprendre sa route.

Spoiler:
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyLun 18 Juin - 8:32

Emeline, qui était restée figée sur place, tressaillit quand le bock de lait se renversa sur le plancher en maculant les pans de sa robe. Elle se recula en titubant jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment près du banc pour s’y laisser choir, tétanisée. Elle n’en croyait pas ses yeux. En fait, elle était persuadée d’avoir mal lu – elle essayait de s’en convaincre du moins –, mais la réaction de Sylvande dispersa ses doutes. La main toujours devant sa bouche, elle tournait la tête de droite à gauche d’un mouvement inlassablement répétitif tout en fixant le liquide nacré qui s’écoulait dans les fissures du plancher.

Sylvande ramassa le bock et quémanda la laitière de lui remplir à nouveau. Emeline le prit d’une main lorsqu’il lui tendit, d’un geste mécanique, avant de la déposer sur le banc à côté d’elle. Après une telle révélation, elle avait l’estomac noué, impossible d’avaler quoi que ce soit. C’était tout bonnement incroyable. Comment avait-il pu berner tout le monde ainsi? Était-ce un castrat? Sinon, comment aurait-il pu chanter dans ce registre si aigu, si… féminin? C’était impossible, impossible, impossible. Si Sylve pouvait faire l’objet de moquerie de toute sorte vu son célibat, notamment, nul ne pouvait rester insensible devant tant de talent. Là s’arrêtait l’éloge par contre.

Soudain, un vague souvenir depuis longtemps enfoui ressurgit à sa mémoire, une vérité aveuglante : la cantatrice Philomène Bellis ne se surnommait-elle pas Sylve? Emeline ne s’était jamais intéressée aux rumeurs et autres cancans. Ainsi, peut-être était-il venu à son oreille qu’une idylle existait entre Sylvande (alors si jeune, débutant à peine sur les planches de l’Opéra Garnier) et Mlle Bellis, mais Emeline n’en avait pas cru un seul mot. Sylve pouvait bien signifier n’importe quoi d’autre, non? Non.

Elle releva la tête et croisa le regard de Sylvande, décontenancé, qui l’observait. Dans ses yeux, on pouvait lire la surprise, la peur, la colère, la rage. En cet instant précis, il était clair que ce fait lui avait échappé à l’époque où, semble-t-il, il fréquentait la cantatrice de l’Opéra. Il l’ignorait. Sinon, il ne l’aurait pas laissé prendre son nom ainsi. La cantatrice l’avait choisi, l’avait aimé, lui avait donné sa chance, lui avait permis de gravir les échelons pour ensuite l’entrainer avec elle dans une véritable chute aux enfers. C’était digne d’une tragédie grecque. Quand Sylvande parvint enfin à s’exprimer, Emeline sembla enfin revenir à la réalité, quittant ses pensées qui défilaient dans sa tête à toute vitesse.

« Oh… Monsieur Sylvande. C’est une nouvelle effroyable. Elle l’est pour nous tous. En fait, je regrette sincèrement d’être la seule à avoir pu voir ce qu’il avait dans votre regard en cet instant. Vous pouvez être un très bon acteur, cela va sans dire, mais là… je sais que votre surprise est réelle. Par contre, je crains que ce ne soit pas le cas de tous ceux qui liront le journal ce matin… »

Emeline était réellement peinée pour cet artiste qu’elle connaissait plus intimement depuis peu. Elle se sentait si impuissante, si inutile. M. Sylvande avait du talent, mais Emeline craignait – tout comme lui – que cette histoire réduise à néant tous ses efforts, toutes ses opportunités. Quel gâchis!
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyLun 25 Juin - 21:13

Eh bien ... Lionel s'efforçait d'être philosophe, mais cette nouvelle semblait l'avoir miné tout de même, et de la plus horrible des façons. Il s'assit, lentement, sur la banquette, les épaules basses, le regard éteint. Il semblait soudain avoir vieilli.

- Tout ces efforts pour des fariboles ... laissa-t-il échapper, d'une voix piteuse.

Cependant, il eut un vague sourire de reconnaissance pour Madame Le Roux.

- Je vous remercie, Madame, de m'accorder votre confiance. C'est un bien précieux, qu'un pauvre hère comme moi ne mérite sans doute pas.

Pour ainsi dire ... Il allait déclarer, se faisant lentement à l'idée, qu'il se battrait pour qu'on reconnût son innocence - en des temps où ces choses-là sont presque un crime ; qu'il reconquerrait le monde par son talent, plus éclatant encore ; que cela ne l'affecterait en rien. Etait-ce vrai ... ? Sans doute pas, il avait déjà par trop donné, trop dissimulé, trop joué des coudes pour parvenir à ses fins : le coup était trop dur, trop inattendu, et comme une corde trop tendue, il lui semblait soudain s'être brisé. Il fallait mentir, pourtant : si ce n'était pas pour une cause quelconque, ce serait pour la tranquilité d'une femme ...

- Mais je me relèverai de cette ...

Il n'eut pas le temps d'achever, la porte du compartiment venait de s'ouvrir. Un Monsieur tout ce qu'il y a de plus respectable entra, s'excusa auprès de Madame Le Roux de l'importuner, demanda à s'installer puisqu'il n'y avait plus de places ailleurs ... Puis son oeil, derrière son monocle, se posa sur Lionel Sylvande. Il changea de couleur.

- Comment, Madame ! Souffrir la présence de cet homme-là ! Oh, il était temps que j'arrive, il devrait même avoir honte de vous adresser la parole ...

Lionel, lui, levait les yeux au ciel, et son regard, désabusé, semblait presque vous pousser à renchérir. Bon garçon, il s'offrait en sacrifice, presque amusé du tournant de l'affaire.

Citation :
Désolé pour le retard On part en voyage !  935106
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyVen 29 Juin - 13:03

Emeline était réellement affectée par la nouvelle, qui, il va sans dire, tourmentait encore plus son interlocuteur, pâle comme un drap. Seules ses lèvres lui sourit, le reste de son visage restant figé telle une statue de marbre. Sa curiosité l’amena à se demander comment, réellement, prenait-il cette nouvelle et s’il ne s’en était point douté du tout. Emeline avait bien vu Mlle Bellis sur scène et jamais elle n’aurait pu soupçonner une telle infamie. Or, avec les possibilités qu’offrent les costumes et les maquillages de scène, il n’est point surprenant d’avoir été si aisément trompé. Cependant, pour une personne qui fréquentait – apparemment – intimement la cantatrice... il était vraiment étonnant que cette fourberie ne se remarquât point. Emeline demeurait malgré tout convaincue que son affliction était vérace.

Elle était bien consciente que la confiance qu’elle lui témoignait pour l’heure ne pesait pas lourd dans la balance de sa réputation. La nouvelle allait se rependre comme une traînée de poudre, pour son plus grand malheur. D’ailleurs, elle eut soudain une pensée pour elle-même qui voyageait à ses côtés. Elle savait très bien à quelle vitesse les ragots étaient, eu aussi, propagés. Pourtant, elle ne s’en préoccupa pas davantage. Elle n’aurait pu supporter les remords causés par l’abandon de cet homme à son triste sort en des moments si éprouvants. Sylvande lui sembla malgré tout combattif, autant qu’on puisse l’être en pareilles circonstances. Il lui faudrait d’ailleurs beaucoup de courage pour affronter le regard ingrat de cette populace intransigeante.

C’est alors qu’un homme fit irruption dans leur compartiment la faisant sursauter. Elle fit une place à l’inconnu en ramassant quelques de ses affaires qui traînaient sur le banc à ses côtés. Affable et courtois, il aurait pu être d’une agréable compagnie si ce ne fut de sa remarque concernant son compagnon de voyage :

    « Comment, Madame! Souffrir la présence de cet homme-là ! Oh, il était temps que j'arrive, il devrait même avoir honte de vous adresser la parole... »

Emeline ne savait plus où se mettre. Paniquée, son regard passait du regard indifférent, mais presque amusé de Lionel à celui, alors là, carrément furax de l’inconnu. Elle ne savait que dire, que faire. Comment ne pas trahir Lionel tout en préservant sa réputation? Il fallait faire preuve de beaucoup de délicatesse...

    « Oh, mais... c’est que... comme vous venez de le mentionner, monsieur, il n’y a plus de place ailleurs, n’est-ce pas? Sachez que j’apprécie votre sollicitude, mais elle est inutile : cet homme ne m’importune guère, quoi que vous puissiez en penser. Alors, je vous prie respectueusement de bien vouloir respecter la quiétude des lieux si vous désirez toujours partager ce compartiment. »

Elle espérait que son ton fut suffisamment ferme et ses propos suffisamment crédibles pour que l’homme qu’elle croyait soucieux de son bien-être arrêtât cet élan d’indignation qui l'indisposait. Par-dessus son éventail, elle lança un regard suppliant à Lionel : il allait devoir les sortir de cette situation avec tout le doigté et la finesse dont il était capable.

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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyJeu 5 Juil - 23:46

Doigté et finesse, c'était beaucoup dire ... Lionel, qui s'était ressaisi tandis que Madame Le Roux tançait l'importun, chercha ce qu'il pourrait bien répliquer à son tour. L'affront était fort, et courber l'échine devant ce bonhomme bedonnant eût sans doute tiré un trait sur sa carrière. Dardant ses yeux clairs sur le bourgeois méchant homme, il déclara, dans un calme parfait :

- Je suppose que je devrai attendre notre retour à Paris pour vous envoyer mes témoins ... ?

C'était une provocation en duel, ni plus ni moins. Drôle d'époque où même les acteurs s'inventent un honneur ! A vrai dire, Lionel n'était pas un très fin bretteur (et c'était un euphémisme). Eduqué à la pauvre, il tenait ses vagues notions des mimes du théâtre et de jeux avec ses pairs. Ses duels avaient été rares ... il avait bien affronté un jour un danseur, amoureux fou de Mademoiselle Bellis, mais pouvait-on même parler de duel pour deux pauvres hères dans leur genre ... ? En un mot, Lionel lançait un défi qu'il n'était pas en mesure de tenir. Seulement, il le lançait à un homme respectable et bedonnant qui n'était sans doute plus capable de croiser le fer s'il l'avait su un jour et qui, surtout, ne souhaiterait sûrement pas se compromettre en affrontant un vulgaire acteur de théâtre ... En outre, la voix de Lionel était décidée, son regard plus clair que jamais et, lorsqu'on parlait de combat, cette détermination paraissait presque effrayante. Comme une indifférence à la chose, un aveuglement face à la Mort ... Le bon Monsieur sembla le sentir et bredouilla, bien gêné, pour s'asseoir en silence. Lionel ajouta alors, d'une voix plus douce, retrouvant son air affable :

- En outre, Madame m'entretenait de moralité et de religion, craignant que je m'écartasse du droit chemin de Dieu. Laissez-donc sa piété et sa charité chrétienne s'exprimer et prenez-en exemple avant d'offenser votre prochain ... On pourrait presque dire que vous avez interrompu une confession.

Il eut un sourire et répondit au regard de la jeune femme. Peut-être aurait-elle l'idée de terminer cette prétendue confession dans le wagon-restaurant ? Dans tous les cas, l'importun semblait hésiter, quant à la conduite à tenir ...

Citation :
J'espère que cela te conviendra !
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La bouche clownesque ensorcèle comme un singulier géranium
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MessageSujet: Re: On part en voyage !    On part en voyage !  EmptyMar 18 Juin - 2:12

Il sembla qu'un duel eut bien lieu, le lendemain de ce voyage. La promesse de se battra apaisa ces Messieurs et le voyage se termina sans encombres. Un silence un peu lourd remplaça les velléités de confession et les soupirs... Madame Le Roux devrait retrouver ce Sylvande en d'autres circonstances, pour l'entendre davantage.

... Oh, et il semblerait que Sylvande ait gagné le duel. L'importun, blessé sans gravité, put bientôt crier dans tout Paris qu'il s'était battu avec un meurtrier et lui avait fait mordre la poussière... Quand bien même cela serait faux.
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