Heureux hasard ou avance de l'horloge de l'école - les heures n'étaient point aussi fixes, en ce temps-là, et des décalages horaires existaient, d'une gare à l'autre - Eugénie attendit quelques temps. Mais enfin, un homme un peu voûté, chapeauté de neuf et même - ô singulier privilège - ganté s'approcha d'elle. Quand il fut assez prêt, Eugénie put bientôt voir que les gants étaient de mauvaise facture, et que si le chapeau brillait de mille feux comme un soleil, l'habit, lui, restait rapiécé. Les cheveux propres et bien peignés étaient trop longs et le regard, intensément familier. C'était Gaspard, habillé comme pour la dimanche, qui s'approchait ! A mi-chemin, il sembla même hésiter, fit un tour sur lui-même, caressa distraitement le pommeau de son parapluie, qu'il utilisait comme une cane de dandy. A sa boutonnière, une fleur séchée trouvée on-ne-sait-où. Quelle allure il avait, ce pauvre hère ... ! Prenant son courage à deux mains, il terminale chemin, tout de même. - Alors Ninie, on est d'venue grande dame ? C'est un bien beau jardin où tu poses et où tu fais ta statue !

Il regarda alentours, car elle semblait chercher quelqu'un.

- Je peux m'asseoir ? T'as vu, j'suis beau, hein ? Puis j'ai des nouvelles importantes à t'dire.

Le ton de fierté solennelle qu'il avait utilisé était des plus intrigants.

Gaspard se trouva fort content que sa petite Eugénie se soit montrée si sensible à son annonce. Il se rengorgea et tripota des doigts ce qui, en des temps immémoriaux, avait dû être un noeud papillon ou une lavallière ... Il la suivit, paradant presque, comme un vieux cheval de foire. Son sourire se crispa cependant lorsqu'elle parla de bleuets. - Quels bleuets ? On t'a envoyé des bleuets ? Il cligna des yeux, d'un air perdu. Regarda par terre, dans l'espoir peut-être de ramasser ses idées, soudain éparpillées aux quatre vents ... Il bredouilla, fit tomber son mouchoir, manqua faire tomber son parapluie ... Et puis soudain très sérieux - et non moins déçu, il reprit : -Non, c'est pas ça ... En fait, un parent éloigné vient de mourir. Je ne suis pas bien triste, j'le connaissais pas. Mais même si il est loin, j'suis son plus proche parent - bizarre, non ? Y m'ont r'trouvé et j'ai une rente maintenant.

Cent francs tous les mois, tu t'rends compte ! Moi aussi j'deviens un Monsieur, comme toi t'es une dame ! Du coup, j'sais que ça va maintenant mais ... Si t'as besoin d'aide ...

Cependant, l'effet était un peu raté. Il posa ses mains sur ses genoux, mal à l'aise. Son costume à la fois neuf et hors d'âge lui donnait l'air d'un épouvantail ... Mais il y allait petit à petit. Mais à présent, à quoi bon tout cela ... ? Quelque chose le tracassait, à présent ... Il marmonna un peu, pour lui-même, puis, tout d'un coup, il se leva d'un bond et, pointant vers Eugénie un parapluie accusateur :

- Mais qui donc t'a envoyé ces fleurs, ma fille ? C'est un bonhomme bien comme il faut, j'espère !

Etait-il inquiet, jaloux, déçu ... Ou un mélange chaotique des trois ?

En retard ! Il avait fallu qu'il arrive en retard LE JOUR LE PLUS IMPORTANT DE SA VIE ! Tout ça par la faute de cette cliente qui déblatérait sa vie et ne voulait plus le lâcher !

Notre petit homme était repassé chez lui se laver et se changer en quatrième vitesse (d'ailleurs, il n'avait pas vu qu'il lui restait de la suie dans le cou).
Et si elle ne me reconnaissait pas sans mon déguisement ?
Il attrapa le bouquet de bleuets, dans le vase, qui commençaient déjà à faire la tête, et en accrocha une à sa boutonnière.
Et si elle ne voulait pas m'écouter ?
Si les ombres de la rue le voyaient dans ce beau costume presque neuf, elles ne le reconnaîtraient pas.
Et si elle n'avait pas reçu ma lettre ?
Une dernière vérification du contenu de sa poche, et l'ancien Zozio se précipita vers le Jardin des Tuileries, son éternelle guitare sur le dos.
Il avait trois minutes de retard.
Drame.
Et si elle n'était pas venue ?

Il l'aperçut, au loin, resplendissante dans sa tenue usuelle. Battement de coeur manquant. Redoublement de battements. Est-ce qu'elle peut les entendre d'ici ? Antoine inspira un grand coup. Calme-toi.

C'est alors qu'il vit Gaspard. Décidément, il adore gâcher les moments importants, le bougre ! Nouvelle inspiration.

Courage à deux mains, coeur à tambour battant, jambes flageolantes, il s'avança vers le duo.

"Veuillez m'excuser de vous interrompre dans votre conversation, dit-il, sans laisser paraître son émoi, mais la dame a rendez-vous avec moi."

Il ajouta, aimablement, avec un grand sourire :

"Permets-moi donc que je te l'emprunte, Gaspard !"

Sur ce, M.Viret tendit son bouquet de bleuets à Eugénie. Ensuite, il prit délicatement sa main...

"Si je puis me permettre, Ninie..."

... et la posa sur son bras, comme pour l'emmener.
Et il espéra sincèrement qu'elle n'avait pas senti le tremblement de nervosité qui avait agité sa main.

Spoiler:

Une fortune, tout à fait ! Gaspard était touché et ravi de voir qu'Eugénie avait pris la mesure d'une telle nouvelle. Il commenta, visiblement comblé : - Ouais, c'est complètement fou ... Mais ouais, que j'vais aider les copains, Gaspard, c'pas un traître, comme ces Messieurs qu'deviennent riches pis qu'y donnent jamais à leurs voisins pasque sont des gens importants, maintenant. J'veux faire comme toi, mé ... Et sa voix traduisait toute l'admiration vaguement amoureuse qu'il avait pour Ninie, anciennement la Noiraude, que l'on croisait maintenant aux soupes populaires ... Il voulut lui expliquer ce qu'il comptait faire, à son tour, sous son exemple, avec la fierté fiévreuse du cancre qui suit enfin le bon exemple, mais un inconnu surgit alors, dans un petit habit bien propre, comme lui. Il sentait le savon, comme lui. Gaspard fronça les sourcils ... et quand l'inconnu prit la liberté de saisir la main d'Eugénie, il dégaina son parapluie, furieux : -Eh t'es qui pour m'appeler Gaspard, c'est M'sieur Gaspard qu'on dit ! Et d'où qu'tu viens, pécorre, pour prendre la main d'une dame sans lui d'mander la permission !

Il s'avança et lui donna un coup sec sur l'épaule, bien décidé à défendre la vertu de son amie. Mais c'est en s'avançant qu'il put mieux distinguer son ennemi. Et quelques secondes après que le parapluie ait atteint sa cible, il reconnut ce regard étrange, un peu fou, qu'il avait si souvent croisé dans la rue ... Il fit le lien avec la guitare sur le dos ... Et devint tout violet.

- Ah bah ça par exemple ... Saperlipopette, qu'ess'tu fous là, toi ?

M'sieur Gaspard n'était pas l'élégant le plus subtil du jardin des Tuileries, tant s'en faut.

— Parce qu'moi, 'scusez m'sieur... je vous r'connais pas.

Un poignard en pleine poitrine n'aurait pas fait plus d'effet.
Le ramoneur était un peu vexé, certes, mais surtout triste. Très triste. Son sourire aimable s'était affaissé quelque peu, et s'était fait plus difficile, ses sourcils s'étaient froncés. Avait-il donc tant changé que cela ? Toutes les fois où le Zozio avait discuté avec Ninie, n'étaient-ils pas tous deux au fond les mêmes Antoine et Eugénie que maintenant ? Un simple déguisement pouvait-il à ce point tromper sur l'âme d'une personne ?

Eugénie n'avait pas pris son bouquet. Elle avait retiré sa main de son bras. Et il s'était pris un coup de parapluie sur l'épaule !
Bien fait, où sont donc passées les bonnes manières que je t'avais enseignées, mon fils ?
S'il commençait à entendre la voix de sa mère, c'est que Antoine devait vraiment s'y être mal pris...

- Ah bah ça par exemple ... Saperlipopette, qu'ess'tu fous là, toi ?

Si le petit homme s'était attendu à ça ! Comment donc, ainsi, Gaspard, lui, l'avait reconnu ? L'ancien Zozio lui adressa un petit sourire, un peu en coin, comme de connivence. Comme un simple "Hey, t'as vu ? T'es pas le seul à changer !" mais pas bien enthousiaste. La déception était toujours présente.

"Tu sais déjà pourquoi je suis là, môssieur Gaspard. Et laisse-moi te féliciter pour ta nouvelle rente ! (la nouvelle avait déjà fait le tour de la rue.) Que de changements, n'est-ce-pas ? ... S'il te plait, pourrais-tu nous laisser à présent ? Je te jure, sur ma guitare et sur ton parapluie, qu'Eugénie n'a rien à craindre avec moi."

L'ancien vagabond se tourna de nouveau vers Eugénie.
Reprends-toi ! Ce n'est pas parce qu'elle ne t'a pas reconnu que tout est perdu ! Ce n'est pas un si petit obstacle qui va te faire changer d'avis, après tout ce que tu as fait pour en arriver là ! RES-SAI-SIS TOI !

Il n'y avait qu'une solution pour lui prouver qui il était.
Antoine posa le bouquet de fleurs sur le bord de la fontaine... Et saisit sa guitare.


(c'était une gentille petite fleuriste qui lui en avait parlé, un jour. Même que pour la peine, il lui avait écrit une chanson.)

La voix du chanteur était légèrement plus grave que ne laissait supposer sa carrure. Mais ces intonations et ce rythme des phrases étaient reconnaissables de tous les gens de la rue. C'était devenu leur quotidien depuis bientôt quatre ans.


Antoine rangea sa guitare dans son dos et reprit le bouquet de bleuets.

"Nin... Eugénie." reprit-il.

Il affichait un air sérieux et déterminé que peu de gens lui connaissait.

"Je te promet que ce que j'ai fait... Tout ce que j'ai fait... Ce n'est pas pour une mauvaise plaisanterie."

L'amoureux éperdu tendit de nouveau son bouquet à sa dame, d'une main encore tremblotante d'appréhension.

"Accepterais-tu de m'écouter à présent ?"

A toutes les répliques empourprées d'Eugénie, Antoine ne sut répondre que par un sourire heureux, mais timide. Perdu d'émotion par la sensation de la main de sa belle prenant son bras, notre pauvre petit hère en avait oublié le vieux Gaspard.
La douce marche qu'ils commençaient s'interrompit pourtant :

— Mais Zoz-Antoine, je... je suis vieille ! Y a plein de jolies jeunes filles qui...
- Mais t'es pas vieille, ma pauv'Ninie ! C'est Gaspard ici qu'est trop vieux ...
- Mais oui, c'est Gaspard qu'est trop vieux ! dit-il dans un sourire qui faisait bien comprendre à une plaisanterie. Et puis, l'âge se mesure à l'âme, pas au nombre des années ! De nous deux, c'est peut-être moi le plus vieux, qui sait ?"

Les deux tourtereaux s'éloignèrent de la fontaine, profitant de la beauté des jardins. Il faisait froid, mais le coeur du ramoneur irradiait de bonheur... jusqu'à ce que l'anxiété de la tâche qui l'attendait ne revienne à la charge. Ils s'assirent sur un banc.

"Eugénie, je... Euheum... Je... comment dire... Tu vois, je... J'aimerais... Euuuuh..."

Il s'empourpra. Les balbutiements hasardeux d'Antoine furent heureusement interrompu par Gaspard et son parapluie. Tout à sa tentative de discours, notre petit homme n'en avait pas remarqué la neige. Il jeta un regard reconnaissant au vieux vagabond, ouvrit le parapluie et le tendit à Ninie.

Inspiration, expiration.
Notre oiseau chanteur sortit sa guitare. Il aurait préféré pouvoir s'en passer, pour une fois, mais l'émotion était trop grande... Il avait besoin d'elle pour se calmer.

Guitare rangée, il finit le dernier couplet a cappella, sortant quelque chose de sa poche.

"OH GRANDEDIOU, IL NEIGE ! J'EN AVAIS J'MAIS VU EN C'TE SAISON ! C'QUE C'EST BEAU, HEIN, QU'C'EST BEAU?!
- OH OUI, T'AS BIEN RAISON !
-HE ! FAIS GAFFE A PAS T'CASSER LA BOBINE, HEIN !
- TU ME PRENDS POUR QUI, AVE !

Non seulement ces deux passants n'étaient pas du tout discrets, mais en plus, ils avaient empêcher Eugénie d'entendre la fin de la phrase de son soupirant. Mais sa position ne laissait aucun doute sur son contenu.

Un genou en terre, mains tendues portant un écrin fermé.

Et la magie de cet instant aurait continué... sans la boule de neige perdue que se reçut Antoine en pleine tête. Aux oubliettes la demande en mariage parfaite ! L'important n'était plus là. Il attendait une réponse.

Spoiler:

Antoine lança un regard noir aux deux étudiants. N'avaient-ils vraiment rien d'autre à faire que de finir de gâcher sa journée ?

Son Eugénie tenta d'épousseter la neige de son visage.
Contact furtif de ses doigts sur sa joue.
Ce n'était pas la neige fondu qui fit frissonner le petit homme.

— Zozio... Antoine... Je... Je sais pas quoi dire...
Sa voix l'avait ramené dans la réalité. Mais de nouveau, sa main effleurait sa joue. Que le temps s'arrête sur cette douce chaleur !

— Je me doute que vous êtes un homme bien, mais le mariage c'est... c'est pas rien...

Non, pitié... Temps, arrête-toi, arrête-toi maintenant, si c'est pour entendre un "non"....

— Mais... Je peux pas dire non. Si on se fréquentait un peu avant, qu'on... apprenait à se connaitre ?

L'ancien Zozio faillit soupirer de soulagement. Certes, ce n'était pas la réponse qu'il aurait espéré, mais cela laissait une ouverture. Un large espoir pour son pauvre petit coeur.

Deuxième salve de boules de neige. Eugénie déploya le parapluie devant eux deux, de sorte qu'Antoine se retrouvait à présent à quelques centimères seulement de sa belle. Il lui murmura à son oreille :

- S'il n'y a que ça que tu désires, Nin...Eugénie ! Je connais déjà tout ce qu'il me faut, mais pose-moi autant de questions que tu veux, j'y répondrai avec honnêteté et sincérité ! S'il te faut du temps, tu auras du temps ! S'il te faut autre chose, prend tout ! Tout ce que je posséde et ne possède pas encore !

Les cris des étudiants s'éloignaient avec eux. Antoine sortit de son abri de fortune, épousseta ses vêtements.

- Autant commencer le plus tôt possible ! Je viendrai demain te chercher après ton travail.

Et c'est ce qu'il fit. Tous les jours.
Eugénie le trouvait à la grille de l'école, un bouquet de fleurs à la main, un grand sourire aux lèvres. Quand il ne pouvait pas se procurer des bleuets ou des roses, c'était des fleurs sauvages cueillies de sa main. Parfois, il lui arrivait lui aussi de sortir tout juste du travail et, pour ne pas arriver en retard, Antoine venait dans ses vêtements plein de suie, tout penaud.

Des fois, il l'emmenait manger à la brasserie, un luxe pour tous les deux. Mais souvent, ils flânaient le long des rues de Paris. Le Zozio lui montrait les recoins qui valaient le détour mais que personne ne remarquait. Ils parlaient de tout et de rien. Leurs vies. Leurs joies. Leurs regrets. Leurs rêves ou leurs absences.

Ce jeu dura plusieurs semaines. Et tous les dimanches, comme un rituel, il lui posait la même question :
"Me connais-tu assez maintenant ?"
Attendant toujours une réponse différente...

Spoiler:

Eugénie, qui lui donnait rendez-vous ! Cela n'était pas arrivé si souvent !
Et puis, c'était également l'occasion de lui annoncer sa réussite à la chasse au trésor ! Excité à l'idée du rendez-vous et de la bonne nouvelle à lui annoncer, notre gentil ramoneur s'était préparé avec soin... pour y être avec deux heures en avance. L'amour n'attend pas...

Antoine vit enfin sa belle arriver. Eugénie lui prit la main, déclenchant en lui ce flot de frissons auquel il ne s'habituerai décidément jamais.
Elle lui annonça son embauche chez la haute, nouvelle auquel il lui répondit d'un sourire et d'un hochement de tête appréciatif... Et c'est là qu'elle fit de lui l'homme le plus heureux du monde.

Tremblant de la tête au pied, le regard légèrement humide, notre oiseau ne put que lui sourire, de ce sourire tendre des hommes amoureux. Il lui prit les deux mains et les embrassa, trop ému pour en faire plus.

La nouvelle des cinq milles francs gagnés attendra.
Après tout, dorénavant, ils avaient toute la vie devant eux pour cela, non ?

Spoiler: