Jour de congé sans pouvoir voir Zozio encore au travail, Eugénie cherchait à passer le temps. Ses pas l'avaient mené aux bords de la Seine, ce long fleuve qui baignait tout Paris. Les poètes pouvaient en chanter la beauté, les peintres lui donner de belles couleurs, la Seine n'avait pas le charme des fleuves de la campagne. Eugénie préférait de loin les rivières de son enfance, moins glorieuses peut-être mais plus familiers.

Dans sa robe de congé, plus habillée que celles qu'elle portait le reste du temps, Eugénie observait les gens courir après le temps, ou tenter d'en profiter. Tant de visages et de destins différents; Paris était véritablement un monde à lui seul.

— Hé m'dame, 'tention z'allez trop vite !

Une femme était grimpée sur un étrange véhicule - une bicyclette - et slalomait entre les passants. La pauvre ne semblait pas avoir l'habitude de diriger son engin. Eugénie mettait déjà ses mains devant sa bouche pour étouffer ses cris quand elle remarqua que l'inconnue fonçait droit sur elle. Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre qu'elle devait s'écarter, ce qu'Eugénie fit d'un bond et tremblante de peur. Fermant les yeux, elle attendit le choc. Un cri se fit entendre accompagné d'un fracas de métal.

Eugénie rouvrit les yeux et se releva. La bicyclette était à terre, une roue continuant à tourner à une vitesse folle. Quant à la dame, elle était à terre, les jupons relevés. Eugénie se précipita pour rabaisser ses jupes; hors de question que quelqu'un voit une dame ainsi !


— Madame, z'allez bien ? Pas trop sonnée ?

Quelle idée de monter sur ce drôle d'engin !

Citation :

Je me suis permise d'insérer mon lot de tombola, je me suis dis que ça pourrait être amusant !


Cette femme devait être folle. Elle était blessée, le chapeau de travers, la robe abimée et tout ce qu'elle trouvait à dire était "épatant". Si on disait d'Eugénie qu'elle était un peu folle, qu'en était-il alors de cette femme ? Au moins son exubérance démontrait que la chute ne l'avait nullement traumatisé.

— Vous devriez tout de même voir un médecin pour vous soigner...

Eugénie montra du regard les mains écorchés, seules blessures apparentes. Mais le conseil disparut dans la volée de mots que lançait la couturière, toute essoufflée de sa course.

— Première journée, ma foi... Mais z'avez raison pour la robe, vous avez même de la chance qu'elle se soit pas coincée dans une roue.

N'empêche quelle étrange machine. Eugénie ne se verrait pas monter là-dessus, oh non. C'était là un bon moyen de se casser quelque chose, et Ninie tenait à ne pas se briser les jambes.

Sortant un mouchoir de la poche de sa robe, un mouchoir propre qu'elle gardait toujours au cas où, Eugénie demanda à la dame de lui tendre ses mains. Doucement elle tenta d'ôter le fin gravier qui avait pu se coller sur la peau et les coupures toutes fraîches.

— Faudrait nettoyer ça avec de l'eau. Pour vot'robe, j'avoue que j'peux pas grand-chose.

Si elle savait qu'elle parlait une couturière ! Quelle journée mouvementée, Eugénie s'en voulait presque d'avoir voulu se promener dans ce lieu de Paris. Mais elle devait aider cette dame. Elle la sentait bien capable de remonter sur sa bicyclette et de fendre la foule avant de se heurter à un lampadaire. Et là ce serait l’hôpital à coup sûr !

Pendant ce temps, à quelques mètres de cette scène, une autre se jouait. Un âne se promenait dans Paris; personne ne savait d'où il venait, ni de qui il appartenait. Il se baladait de-ci, de-là, placide et regardant la foule de ses yeux doux, amusant les enfants qui le pointaient du doigt. Son regard se porta sur les deux femmes, et en particulier Eugénie. Qu'est-ce qui l'attira chez cette femme ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu'il se précipita vers elle jusqu'à coller sa tête contre le dos de la femme qui cria de surprise.

Voilà qu'un âne était tombé amoureux d'Eugénie ! De quoi amuser le tout Paris.

Cette femme était décidément bien curieuse. Tout autre aurait reculé à la vue d'un animal de ferme, et se serait demandé si Eugénie ne dégageait pas une certaine odeur pour pouvoir attirer un tel animal. Cette douce folie et cette vivacité qui imprégnaient Lise plaisaient petit à petit Eugénie; cette femme promettait d'être distrayante au possible.

Le braiment de l'âne poussa de même Eugénie à se boucher les oreilles et à reculer. Quel animal bruyant !

« Mais... vous le connaissez ? »
— Je connais fort nombre d'vaches normandes, d'chats et de chiens des rues... Mais pas d'âne !

Ou alors si mais ils n'en avaient pas les oreilles qu'ils cachaient sous de grands chapeaux, et avaient figure humaine. Mais laissons là les traits d'esprit. Eugénie alla poser sa main au-dessus des naseaux, sentant tout de même le souffle chaud sur sa peau. Caressant ainsi l'animal, elle le vit se calmer et la regarder de ses yeux qui paraissaient bien mélancoliques.

— Quelqu'un a du l'perdre... Y aurait grand marché dans l'coin ?

Certains marchés vendaient bien des animaux, l'âne pouvait en sortir. Eugénie se voyait mal se promener dans Paris suivie par une âne, et que dirait-elle à Mme spéret lorsqu'elle le verrait devant sa porte ?

L'âne de son côté tendait la tête par-dessus l'épaule, reniflant Lise, et en particulier son chapeau. Il en est des ânes comme des chèvres, ils aiment grignoter les beaux habits.

— Un agent ? Ma foi, c'est la meilleure des choses à faire. Je ne puis le ramener chez moi !

Mais pour cela, il fallait conduire le baudet. Or il se révéla qu'il suivait les moindres pas d'Eugénie tel un chien bien éduqué. Ce devait être un âne normand, sans aucun doute. Il devait sentir en Eugénie une compagne partageant ses origines, et s'était accroché par nostalgie du pays. En tout cas le duo formé par les deux femmes dénotaient dans ces rues de Paris : l'une avec une bicyclette à ses côtés, l'autre menant un âne. Les passants ne se gênaient pas d'ailleurs pour se retourner et rire.

— Je m'excuse de vous entrainer dans une telle aventure. Je tâche de veiller à ce que cet âne ne vous mange ni chapeau, ni robe !

Encore heureux qu'elles ne se trouvaient pas au sein des Halles, sans quoi l'âne aurait profité des étals et aurait fait régner la cohue. La silhouette d'un gendarme menant sa ronde poussa Eugénie à accourir auprès de l'homme.

— M'sieur l'agent, veuillez m'excuser...

Le gendarme leva sa casquette pour saluer Eugénie, comme on salue toutes les dames. Croyant y voir une invitation, l'âne en profita pour attraper la casquette.

Un curieux âne suivait deux femmes sur les rues de Paris, le gendarme l’avait bien vu. Ses sourcils c’étaient soulevés, surpris et il les avait observées, en retrait. Il était fort amusant de regarder ainsi ces passantes et l’homme de la loi esquissa un rictus modéré. Au bout d’un moment, il se décida à aller à leur rencontre. À peine eut-il le temps de saluer ces dames que le vil animal lui volait sa casquette, décidant d’en faire son précieux repas.

« Hey! »

Clama-t-il, prêt à s’élancer pour reprendre son bien, mais une des femmes avait agi en premier. L’homme voulut intervenir, mais n’osait pas s’interposer entre un animal et le sexe faible –qui sait ce qui pourrait arriver ? Sous ses yeux, sa pauvre casquette se déchira. Son cœur se brisa et son visage resta figé dans une expression de désespoir pendant quelques secondes. Reprenant rapidement ses esprits, le gendarme attrapa la casquette des mains de la couturière.

« Rendez-moi ça. »

Bougonna-t-il. Sourcils froncés, il jaugea les deux femmes, essuyant son pauvre couvre-chef avec se qu’il avait sur lui.

« Je veillerai à ce que cet a… »

Il s’arrêta, réalisant la façon dont la petite femme traitait son uniforme.

« Où irait le monde si nous misions tout sur nos uniformes et rien sur l’ordre public, je vous demande ! »

C'était une catastrophe, une hécatombe, un massacre ! Eugénie avait eu le souffle coupé en voyant l'âne croquer la casquette. Heureusement qu'il ne s'était pas attaquée à la moustache. La femme se voyait déjà conduite devant la justice, elle voyait le sévère juge la traiter comme la pire de criminelle, l'envoyer en prison où là, entre quatre murs rongés par l'humidité, elle devrait se repentir de sa faute. Puis qui sait, on verrait dans le geste de l'âne celui d'une fausse citoyenne prônant l'anarchie, voulant détruire tout Paris. Alors viendrait l'échafaud et on lui couperait la tête devant tout Paris !

Le visage d'Eugénie était devenu blanc, ses mains tremblaient. Fort heureusement le gendarme ne sembla pas vouloir lui passer les menottes. Il avait relevé les propos de Lise et s'attaquait à elle. Eugénie soupira. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle passerait pas la case prison.

L'âne frottait sa tête contre le dos de la femme, réclamant son lot de câlineries. Eugénie les lui offrit, plus pour calmer la bête que pour la récompenser de son geste. Fichu âne d'anarchiste !

— M'sieur l'agent, 'scusez. Cet âne cesse pas d'me suivre et m'disais... Sauriez pas si quelqu'un en aurait perdu un ?

Il est sûr qu'on était loin des grandes affaires criminelles, et que la requête d'Eugénie était au même niveau que celle des grands-mères recherchant leurs chats disparus. Mais aussi aimable soit l'âne, Eugénie en avait assez de devoir le chaperonner. Il n'avait nullement la grâce d'une demoiselle.

— Quant à ce qu'vous dites, vaut mieux être mal chaussé que mauvais cordonnier.

Pas sûr que ça plaise à la grande Lise.

Spoiler:

Tout était véritablement la faute de cet âne. C'était lui qui était la cause du changement de caractère de Lise (Eugénie ne pouvait pas savoir que c'était la nature même de la couturière). Il était cause des remontrances du gendarme. Vraiment il fallait s'en débarrasser. Mais sûrement pas comme le proposait le gendarme. Eugénie avait poussé un cri.

— Quelle horreur ! La bête n'a rien demandé ! (Eugénie avait entouré le cou de l'animal, comme pour le protéger) Ne peut-on l'envoyer en province dans une ferme ?

Eugénie, amie des bêtes. Demoiselle trop candide ne voulant pas que ce compagnon, aussi épuisant soit-il, ne soit tué. Puis il y avait ces rumeurs sur des restaurants vous servant de l'âne à la place des viandes habituelles.

— Et je ne veux pas qu'il finisse dans des assiettes de Parisiens ! M'sieur, d'grâce, y aurait pas aut'solution ? M'dame, (Eugénie avait presque bondi vers Lise, relâchant l'âne) qu'en pensez-vous ? Oh j'suis désolé de vous ennuyer avec toutes ces aventures.

Maudit soit le propriétaire de cet âne.

Minute culture:

La couturière lançait de très bonnes idées, mais Monsieur l'agent était bien plus terre-à-terre et piétinait sans vergogne les maigres espoirs lancés par les deux femmes. Eugénie continuait à douter, mais la conduite de l'âne fit rapidement pencher la balance. La femme s'était écartée mais pas assez vite pour sauver ses jupes des sabots de l'animal. Le tissu se déchira avec un son lugubre qui eut pour effet chez Eugénie un cri tout à fait féminin.

— Ma robe !

Une robe de travail, ça aurait passé. On a l'habitude de la recoudre et rapiécer jusqu'à ce qu'elle tombe en pièces. Mais une robe de congé, une robe qu'on entretient, ça non. Eugénie regardait le désastre avec des larmes dans les yeux. Pour des hommes une robe est un chiffon, pour une femme c'est un bien, un bien qui peut coûter cher. Un bien qui, perdu, peut vous faire dire des choses horribles.

— Emportez-le donc cet âne ! Voyez ce que ça rapporte d'aider, d'être clémente ! Et la bicyclette de Madame qui n'avait rien demandé !

Un temps, le temps de reprendre son souffle, de se calmer.

— Excusez-moi, Monsieur l'agent. Mais oui, c'est décidé, je vous le confie. J'espère que vous retrouverez son propriétaire.

Pas méchante la Eugénie, juste fâchée. Elle vint vers Lise inspecter la bicyclette qui avait du recevoir un coup de sabot. Déjà qu'elle était bien abîmée par sa chute. Ce n'était pas une bonne journée pour la couturière.

— Voulez-vous que je vous aide ? Vous m'aviez dit que la robe c'était votre métier. Pour vous dédommager de ce que vous a fait l'âne, je pourrais venir acheter une robe chez vous. Ou réparer celle-ci.

Le bas de la robe était fichu, bien fichu. On aurait dit qu'Eugénie avait marché dans les ronces.

Citation :

*M. Gendarme a des jurons bizarres.

C'est qu'elle lui proposait clairement de lui réparer la robe, et ce gratuitement ! Eugénie en était touchée comme une enfant à qui on promettait des montagnes de friandise.

— C'est entendu mais je tiens à vous offrir quelque chose en retour. Aimez-vous les beignets, ou les tartes ? Je pourrais vous cuisiner un petit quelque chose.

A défaut de réel paiement, ce serait comme un troc, un échange de bons procédés. La domestique allait accompagner la couturière quand les cris du gendarme la fit se retourner. L'homme tempêtait, et ce sous le regard amusé des patients, certains osant même se moquer ouvertement de l'homme. On voit rarement un tel spectacle à Paris.

Eugénie, grande naïve au grand coeur, ne pouvait laisser l'homme ainsi.

— Parlez-lui gentiment, m'sieur ! Z'allez que le brusquer comme ça !

Elle alla prendre la bride à son tour et parla à l'âne, persuadée qu'ainsi il bougerait.

— Allez, faut que t'avances, tu vas pas rester là. Sinon M'dame la couturière va te piquer les fesses à coups d'aiguilles !

La psychologie animale selon Eugénie.

Spoiler:

Citation :

Notre âne posa ses grands yeux doux sur Eugénie, sembla lever le siège un instant, rien que pour elle - en l'honneur d'elle... Mais à peine lâcha-t-elle la bride qu'il prit racine à nouveau. M. Gendarme, décontenancé, n'osait même plus rien dire.

Les passants, amusés, riaient, qui du gendarme qui ne savait plus quoi faire, qui de la dame qui tentait de raisonner l'âne comme s'il était un grand penseur. Plus par défi que par volonté d'aider, des hommes vinrent tenter l'exploit de bouger l'âne. Mais celui-ci demeurait fermement assis, ne bougeant pas d'un iota. A-t-on déjà vu plus têtu que cet animal-là ?

— Tu vas pas rester toute la journée là ! Une voiture pourrait te renverser !

Une femme revenant du marché vint aider Eugénie en lui tendant une carotte. Le légume sembla attirer le regard de l'âne. Dès que la carotte fut dans les mains d'Eugénie, l'âne tendit le cou pour y croquer un bout. Mais Eugénie leva haut son "appat", reculant pour que l'âne se lève et, enfin, la suive.

— Qu'on me guide vers la gendarmerie, siouplait !

La scène se dessinait, cocasse et tous de rirent en voyant Eugénie brandir la carotte tel un étendard, l'âne la suivant. La foule vint grossir les rangs, avide de voir la suite du spectacle. Eugénie ne s'offusquait pas des rires de Lise; il y avait de là de quoi trouver ça drôle.

— M'dame, si seulement votre bycicle était pas cassée, on aurait pu monter dessus pour aller plus vite.

Une procession se forma ainsi dans les rues de Paris. Eugénie jouant les porte-étendard, l'âne la suivant, lui-même suivi de badauds qui s'amusaient de cet évènement inattendu.

Spoiler:

La voix de Lise ramena Eugénie sur terre. La pauvre femme avait l'air bien fatiguée, sa question ne surprit donc pas Eugénie qui comprenait fort bien. Elles avaient toutes deux connues de nombreuses aventures depuis cette chute de bicyclette; Eugénie se promettait à elle-même de se reposer dès l'affaire de l'âne réglée.

— Allez donc vous reposer, oui. Et soignez bien vos blessures. Simplement... serait-il possible d'avoir l'adresse de votre boutique pour que je puisse vous apporter tartes et beignets ?

Eugénie n'avait nullement oublié l'affaire conclue quelques instants plus tôt. L'adresse donnée, la femme stoppa sa procession quelques instants, le temps de saluer comme il se devait la charmante Lise.

— J'espère que notre prochaine rencontre sera bien plus paisible. Rentrez bien !

Et sur ce Eugénie reprit sa marche jusqu'à la gendarmerie. La procession s'était agrandie durant tout le temps de la marche et les gendarmes l'accueillirent avec des figures mi-figue mi-raisin. Les aventures de l'âne ne les amusèrent guère; Eugénie faillit même être accusée de désordre de l'ordre public. Mais la patience de la femme, sa douceur et son amabilité surent toucher le cœur des gendarmes qui finirent par clore l'affaire et assurèrent qu'ils s'occuperaient de l'âne. C'est ainsi qu'Eugénie quitta en toute confiance la gendarmerie, saluant une dernière fois l'âne en espérant qu'il finirait bien sa vie.

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