Esprit Saint-ThelmeOù le noir et le blanc, l'ombre et la lumière, le mal et le bien s'entremêlent et se conjuguent
Messages : 22
| Sujet: Re: Bien à vous, pour de modestes gages. Ven 3 Mai - 3:48 | |
| PREMIER CHAPITRE AU MONDE : Musique des rires en famille. - Spoiler:
Avec le sourire, sans douter une seconde, et sans se décourager, ainsi était-elle entrée dans le monde, ainsi en sortirait-elle, et ainsi l’aurait-elle traversé ; ainsi était-elle tombée dans les bras d’un cavalier maure capable de danser avec une jambe de bois, tout auréolé de prestige guerrier, tout parfumé d’épices lointaines. Et ainsi donnait-elle la vie à présent, écartelée comme le Christ en croix sur son lit de douleurs solitaire, entre deux journées de ménage comme les autres. Le bébé se tordit bientôt en braillant sur la draperie maculée de rouge, et il était fort chevelu, ce qui la fit sourire de plus belle. Belle, elle l’était pour sûr ; et quand il croisa son regard de ciel d’été, le nouveau-né cessa ses hurlements, et se blottit contre son sein. C’était le début d’une brève mais sincère histoire d’amour. Elle le garda longtemps ainsi, puis, quand elle se sentit remise, se redressa sur le côté du lit, et le baigna dans le baquet qui attendait depuis la veille au soir. Dehors, les premières lueurs de l’aube pointaient le bout de leur nez rose entre les jambes noires de la montagne.
Saint-Thelme était en retard. Il avait promis d’être là le jour en question, mais les tracas de la route l’avaient retardé, sa jambe l’avait fait souffrir, ou peut-être s’était-il montré insouciant, c’était difficile à dire car lui aussi riait beaucoup. Il se montra le lendemain, rieur comme un pinson. Le cadeau ramené cette fois était de circonstance : une layette volée aux abords de la grande ville, du joli tissu doux, soyeux, de quoi protéger la vie d’un enfant du froid. Tout lui plut : l’attitude du bébé, dans la mesure où il en avait une, ses cheveux qui, secs, formaient déjà de jolies boucles, ses yeux qui ne tenaient pas de sa mère mais étaient aussi beaux, et même ce que celle-ci hésitait à lui montrer. Elle craignait que ce guerrier du Sud ne pratique la règle spartiate, et ne jette au ravin des sacrifices cette nouvelle génération qui ne lui faisait pas honneur. Au contraire, le sourire de l’estropié s’élargit. Couchés côte à côte sur le lit, le petit corps entre eux, ils s’essayèrent à un jeu de son invention : chacun s’adressait au nouveau-né, sur des timbres différents, avec des interpellations différentes. Ils observaient ce qui attirait son attention, et en fonction de cela, rêvaient de ce qu’il deviendrait.
« Capitaine. Il deviendra capitaine ! J’ai dit capitaine et il m’a regardé ! L’Esprit est là dans cette intention ! » « Bien sûr qu’il t’a regardé, tu as toujours la voix qui vibre quand tu dis capitaine. Je crois que tu me caches des choses sur tes aventures à l’armée. » « Cara mia. Si j’avais des choses émoustillantes à te raconter, sois sûre que je ne t’en cacherais rien. »
Mais comment penser à la gaudriole alors qu’un petit ange s’endormait au milieu d’eux ? Ils ne pouvaient penser qu’à son avenir. Et pour qu’avenir il y ait, encore fallait-il que l’on en prenne soin. Sa mère n’en avait pas le temps, et son père, pas les moyens. (A vrai dire, sa mère n’en avait pas les moyens non plus, et son père, pas la capacité.)
« Prends tes gages et achetons une petite ferme. » « C’est ce qu’avaient mes parents, et ils ont fait faillite. D’ailleurs, je n’aurais plus de quoi, je me suis acheté un chapeau le mois dernier. » « Mais il fallait me le dire, que tu voulais un chapeau ! Je t’en aurais offert un ! » « Si tu continues à voler, tu finiras au bagne, et qu’est-ce que je deviendrai, moi ? » « Tu viendras t’installer en Guyane. Ça te plairait. » « Qu’est-ce que tu en sais, tu n’es jamais allé en Guyane ! » « Mais mon capitaine m’a raconté. » « Arrête de rire ! Trouve une solution. Cet enfant doit manger. La dame de la maison m’a promis de me garder, à condition que je le place… » « Mais tu veux le garder. Place-le chez elle ! »
C’était une simple question de culot, d’aplomb et d’excellentes manières. Sans être du métier, elle côtoyait les courtisanes et savait qu’un petit mensonge pouvait amener de gros intérêts, à condition de tenir son rôle. Il fallait jouer serré, car la « dame de la maison », la Matrone Herbusse, avait le verbe habile, et tenait l’ensemble de ses filles – ses employées comme sa progéniture, qui d’ailleurs habitaient ensemble – par la seule force de sa persuasion. Le petit Esprit devrait rester le complice de sa mère, et non pas devenir, médisances et cajoleries aidant, celui de cette femme plus riche, plus disponible, plus cultivée, plus sulfureuse, en somme plus fascinante. Mais la petite bonne savait déjà comment elle allait s’y prendre. Il y aurait un secret entre elle et son fils, un secret qui reléguerait toutes les manœuvres de son employeuse au rang de bêtises d’une sotte bien bernée, dont l’enfant se moquerait en son for intérieur. Jamais il ne pourrait prendre la Matrone au sérieux. Toujours, il admirerait sa mère, plus au fait des choses, plus intelligente, plus amusante. Et de telles valeurs le prépareraient au jour où il quitterait cette maison en compagnie d’un vieux renard des routes, d’un bateleur aux mille tours. Ce jour viendrait, cela faisait partie du plan. Pour l’heure, l’air innocent et la ritournelle aux lèvres, le voyageur quittait déjà son étape. Du petit banc sous la tonnelle, la Matrone le regarda s’éloigner, puis jeta à la jeune fille demeurée auprès d’elle :
« Il ne se retourne même pas. Il vous abandonne, toi et le petit. » « La petite, » corrigea Sylvinte. « C’est une petite métisse sans attaches qu’il me laisse sur les bras. Pas de grands-parents pour s’en soucier. Pas d’autorité pour veiller sur sa moralité… » « On sait tous ce qu’elle va devenir, si elle survit. » « Vous y pourvoirez, n’est-ce pas ? » La Matrone lui jeta un regard interloqué. L’idée semblait aller de soi pour cette jeune péronnelle, ne se rendait-elle pas compte de ce que cela coûtait d’élever un enfant ? Il est vrai qu’elle n’en avait jamais eu. C’est en mère pleine d’expérience que sa patronne répondit : « Il faut trois repas par jour, plus les goûters. Des vêtements, du temps pour jouer, de l’occupation, ou ils deviennent fous… » « Mais songez à l’investissement que cela représente. » « Investissement ? » « Vos filles se font vieilles, pardon, Madame. La mienne est déjà radieuse, ce sera une perle quand elle grandira. Moi, tout ce que je veux, c’est qu’elle vive. Je connais le métier, je sais que ce n’est pas si terrible, ni si honteux. Si vous en voulez, je vous la donne. » « C’est vrai que pour toi, ce serait une bonne solution, tu la garderais à tes côtés, et tu n’aurais plus de soucis à te faire, » materna distraitement la Matrone, en essayant d’imaginer les appas exotiques d’une métisse adolescente, vautrée sur les coussins criards de son salon d’agrément. Elle en salivait déjà. Le son des pièces faisait résonner sa musique hypnotique à ses oreilles. Et si elle avait en charge l’éducation d’une fille, au sens professionnel uniquement cette fois, depuis sa plus tendre enfance, à tout coup elle en ferait quelque chose d’inoubliable, quelque chose d’affolant, une œuvre d’art. Elle instillerait les ficelles du métier dans son âme par des jeux innocents, des poupées vêtues de lingerie fine, des ouvrages d’un libertinage exquis, et ce serait une perle, en effet, qu’elle le veuille ou non. « Le prénom ? » « Nous n’en avons pas encore décidé, Madame. Son père n’avait pas d’idée pour une fille. Il s’appelle Saint-Thelme, qu’est-ce qui irait bien avec Saint-Thelme ? »
C’est ainsi que les poupées blondes qui rêvaient mollement parmi les jouets à l’étage se virent rejointes par une petite Thelma brune, un jouet de plus, un petit animal à cajoler. Ce n’étaient que des poupées enfants, et des jouets d’enfants, mais la version adulte fut bientôt le refuge de Thelma qui, en grandissant, en faisant l’admiration intéressée de la Matrone, se fit détester de ses filles légitimes, lesquelles la chassèrent de leur chambre. Il faut dire que les adultes étaient toujours ravies : que Thelma les informe qu’elle savait lire sa fable, qu’elle avait perdu une dent, ou que son père était passé lui offrir un collier, toute cette volière échevelée s’exclamait avec une sincère adoration, et l’étouffait de caresses. La petite était déjà comptée comme faisant partie des leurs, et paraissait au salon d’exposition, celui où les messieurs faisaient leur choix ; les clients fidélisés avaient ainsi l’occasion de voir les charmants aménagements prévus pour l’avenir, de rêver à ce que cela donnerait, et de placer des options sur l’emploi du temps de cette petite dès qu’elle développerait les attributs suffisants. C’était une grande joie pour l’enfant que de passer ainsi de genoux en genoux, de recevoir mille compliments sur son physique et ses tenues, et d’attendrir de grands moustachus en leur promettant de les épouser plus tard. Puis, de retour dans la petite mansarde de sa mère, sous les combles du bâtiment, c’étaient de grands éclats de rires, car tout ceci n’était qu’une farce, sordide mais drôle car parfaitement maîtrisée.
« Mais tu ne trouves pas que Thelma, c’est plus musical ? » « Oui, c’est joli, et Esprit, c’est moche. Mais c’est ce que je suis ! » Ils riaient beaucoup. Le rire de sa mère était une musique sacrée, pour laquelle il aurait fait les pitreries les plus insensées.
La mansarde n’était pas son lieu de vie, à peine y dormait-il, mais ses jouets préférés étaient là. En lui remettant aux yeux de tous un collier de verre coloré, son père lui glissait aussi, discrètement, un petit navire de bois qu’il avait sculpté lors de ses soirées au coin du feu. Petit à petit, l’enfant avait réuni une jolie armée, qu’il cachait dans un tiroir sous le lit de sa mère. Décoré du titre de petit capitaine, il faisait vivre mille aventures à ces intrépides imaginaires, et la mansarde, salle nue de chaux et de bois, offrait les ombres d’une caverne, les aspérités des falaises, et au-dehors, le hurlement du vent et le grincement des poutres. Sa mère ayant bien du travail, il s’y trouvait accessoirement seul, ce qui ajoutait au plaisir : toujours entouré, toujours enveloppé, toujours câliné, il retrouvait ici l’espace de réfléchir, de se retrouver, d’être en paix avec lui-même. La campagne alentour offrait également de telles occasions, mais on l’y repérait rapidement, dans ses petites robes d’un rose clairet, on se jetait à sa poursuite, et on l’entraînait dans des rondes étourdissantes, on le forçait à s’extasier sur le moindre papillon, ou l’on tempêtait pour qu’il descende de son arbre. C’était bien plus fatigant. De plus, la Matrone Herbusse n’aimait guère que sa chère petite Thelma s’égare dans les chemins hors de vue du bordel, car elle était un bien précieux avant d’être une personne, et nous craignons toujours, de façon un peu irrationnelle, que nos biens les plus précieux nous soient enlevés. Un passant pouvait s’emparer de cette enfant et de cette mine d’or, l’emporter dans la province voisine, et toutes ces dépenses auraient eu lieu pour rien.
C’est précisément sur cette inquiétude que Sylvinte comptait jouer, le moment venu. Et le moment vint plus vite que prévu. « Vous allez me la gâter ! Me la dégoûter de la chose ! Attendez donc qu’elle soit en âge, ou elle ne sera plus bonne à rien ! » « Vous êtes ridicule. Personne ne l’a touchée, Milord désirait simplement qu’elle assiste à la séance. » « Elle était couchée dans le lit auprès d’eux ! » « Ma fille, vous allez vous calmer immédiatement. Vous savez que ces demoiselles adorent votre petite Thelma. Aucune d’entre elles ne la laisserait maltraiter en sa présence. Si vous étiez une bonne mère, c’est vous qui vous chargeriez de cela, mais de toute évidence vous ne pouvez assurer ce rôle. Alors laissez-en le soin à celles qui le peuvent. Et ayez la décence de ne point critiquer. » La porte claqua, et il ne resta plus que le couloir, ses ténèbres, et les chuchotements des curieuses qui s’éloignaient, mêlés au froufrou de leurs atours. Une petite bonne sans aucun pouvoir sur les événements, c’était vrai. Une mauvaise mère… non, cela, ce n’était pas vrai. Séchant ses larmes d’indignation, elle reprit le chemin des cuisines ; il fallait les garder bien grasses, ces caillettes, bien appétissantes. Son enfant était retourné à la mansarde, et jouait paisiblement. Il n’y avait rien à craindre pour cette fois. Mais la prochaine fois ? Et celle d’après ? Quels tabous seraient levés, quelles habitudes seraient installées ? Seigneur, il lui semblait que c’était hier, cette nuit de pleine Lune où elle avait donné naissance, et voilà que le moment était déjà venu de relâcher un peu davantage encore son emprise, de faire naître son enfant au grand monde du dehors, et de lui dire adieu.
Un pirate s’avançait sur la route poussiéreuse, qui se soulevait sur son sillage, comme pour le saluer. L’enfant laissa tomber sa toupie et se releva. Ce n’était pas son père, cette fois : c’était l’homme venu l’emmener. Il disait parfois en riant qu’il n’avait jamais vu d’homme réellement noir, que tout était affaires de nuances ; celui-là l’était, noir comme le fond des Enfers, où même la lueur des flammes a cessé de briller. L’envie de faire demi-tour et de fuir était grande, mais le besoin de garder le regard rivé sur cette silhouette approchante, et d’enfin distinguer ses yeux, était plus grand encore. La main de sa mère vint se poser sur son épaule. Elle sentait bon la lessive et le confort des petits bourgs. Que cela semblait fragile soudain ! Combien l’enfant rêvait de s’accrocher en pleurant à cette main caressante et fine qui l’effleurait ! Mais une fois encore, l’Esprit parlait le plus fort, et l’Esprit commandait qu’il reste debout, face au boiteux à face de charbon qui s’approchait, et qu’il reste solide, droit dans ses bottes, même s’il s’agissait de bottines brodées de dentelles. Il ne savait pas encore ce qui se passait en lui, pourquoi cette lutte de l’esprit et du corps. Il le comprendrait plus tard, quand il serait en âge. Toujours cette même formule. Pour savoir ce qu’elle recouvrait, il fallait s’y rendre, il n’y avait aucun autre moyen.
« Thelma, ton père t’a apporté un présent. »
La petite boîte à bijoux contenait quelque chose, il pouvait le sentir en la soupesant, mais il se garda bien de l’ouvrir sous le regard distant mais acéré de la Matrone vieillissante ; il se jeta au cou de son père en criant un remerciement enfantin, et s’entendit chuchoter : « Il y a ton premier couteau... et le plan pour rejoindre le point de rendez-vous. Je ferai diversion de mon côté, et on se retrouvera là-bas. »
« Tu es contente, Thelma ? » demanda sa mère, un sourire dans la voix, les larmes aux yeux. Le prénom était un mensonge. L’information était un mensonge. La seule vérité, c’était cette voix, cette musique que l’enfant aurait voulu ne jamais oublier. Son père, lui, murmura : « Tu es prêt, Esprit ? » Il hésita un instant, puis il acquiesça.
PREMIER CHAPITRE SUR LES ROUTES : Le Père, le Fils et le Saint Esprit. - Spoiler:
La première chose qu’il lui apprit fut à rouler ses yeux. La première fois, l’enfant se plaignit que cela faisait mal. En deux jours, il y parvenait avec un brio qui faisait mal à voir. Dépecer et vider les lapins pris au collet, en revanche, cela ne lui vint jamais. La cuisine, oui, voilà aussi un sujet dont ils faisaient souvent leur fond de commerce ! Ils descendaient dans une ferme, demandaient le gîte et le couvert, et le vieux Saint-Thelme entrait dans la cuisine, comme une tornade des tropiques : pas de piment rouge ? Tant pis, on va mettre du poivre. Pas de papaye ? Donnez-moi des pêches. Pas de manioc ? De la mie de pain, ça fera l’affaire. Et pas de pécari ? Mais qu’est-ce qu’on va devenir sans pécari ? Femme, va me chasser un sanglier ! Ah, vous avez du porc au saloir ? Mais dites-moi tout ! Je ne vais quand même pas déranger la Vieille Mère pour lui demander ce que vous avez au saloir !
Et il frappait sur l’effigie de bois qui pendait à son cou, sorte de sorcière articulée, aux cheveux de paille, et à son cliquetis de squelette, les enfants reculaient d’un pas. Esprit lui-même avait un effort à fournir pour ne pas céder à cette raisonnable tentation. Jamais le vieux ne l’avait pris à part pour lui confier : je vais faire peur à ces paysans, ou : n’aie pas peur, c’est pour rire, c’est le début du spectacle. Jamais son père ne lui avait demandé de ne pas avoir peur. La peur n’était pas une mauvaise chose.
« Viens là. Dis-moi ce qui est écrit. »
C’était le portrait d’un bandit. Vu la trogne qu’ils lui avaient peinte, ils n’étaient pas près de le retrouver… à moins qu’il ait en effet un tel minois, et ce serait alors facile, mais les lois de la nature permettaient rarement le port d’un si long nez. La récompense était coquette, ce qui intéressa son père bien davantage. Les belles sommes d’argent le mettaient toujours en joie, à leur simple mention. Mais qu’ils trouvent le bonhomme ou pas, jamais il ne l’aurait livré ; du moins, au peu qu’il le connaissait, l’enfant en aurait mis sa main au feu. Ils étaient deux bohémiens, deux traîne-misère et deux mécréants, mais ils ne nuiraient pas à qui ne leur nuisait pas le premier. Quelques coups de bâton aux chiens errants qui les suivaient, attentifs à tout faux pas de sa jambe de bois, voilà le plus grand mal qu’ait jamais fait son père. Il avait suffisamment tué à la guerre, sans doute. Et quand le chant des corbeaux résonnait sinistrement dans les pins, à l’heure de fermer les yeux, cet homme était véritablement un père, car il savait rassurer le petit Esprit. Il semblait avoir vécu cent vies : il avait toujours une nouvelle histoire à raconter.
« Tu sais pourquoi on t’appelle Esprit ? »
« Parce que c’est mon nom ? »
« Oui, mais pourquoi ce nom-là plutôt qu’un autre ? Moi, je m’appelle Saint-Thelme, parce que le grand homme qui m’a affranchi s’appelait Saint-Thelme ; et lui, il était si fou qu’on le surnommait le Cavalier du Vent. »
« Alors, je m’appelle Esprit parce que j’ai de l’esprit. »
« Maintenant que tu sais parler, oui, tu en as. Mais quand tu es né, tu ne savais pas parler. »
« Qu’est-ce que tu en sais ? tu n’étais même pas là. »
Ils rirent ensemble, en bons amis, et la lueur rousse du feu dansa sur leurs visages comme sur les masques sculptés des anciens. Puis son père redevint sérieux, et lui conta une longue histoire. L’enfant l’interrompait souvent, il était curieux de ce Monsieur Saint-Thelme à l’origine de leur nom, et il voulait savoir s’il le trouverait quelque part en France, au gré de leurs voyages. Ce devait être un vieil homme à présent, il devait avoir des petits-enfants de son âge ! Et ainsi de suite. Mais son père finit par lui dire que le Cavalier du Vent était mort. Pour une fois, il ne riait pas.
« Il avait la manie d’inventer des machines volantes. Mais à chaque fois qu’il les essayait, elles tombaient. Il ne se blessait jamais très gravement, et il ne se décourageait pas. Un jour, on l’a retrouvé mort, la tête fendue, lié à sa dernière en date, au beau milieu d’un champ. Je crois qu’un ennemi l’avait tué, mais bien sûr, tout le monde l’a traité de maladroit, de pauvre fou qui avait enfin eu ce qu’il méritait. Les gens n’aiment pas les Cavaliers du Vent. »
L’enfant acquiesça, songeur et chagriné : l’homme qui tombait sans cesse et ne se décourageait pas lui avait évoqué, l’espace d’un instant, l’image de sa mère bien-aimée. Mais bientôt, le récit africain ranima sa jeune curiosité, et les étincelles brillèrent de nouveau dans son regard. Il était question d’un esprit familier qui s’était attaché à leur famille depuis la nuit des temps. Ni bon ni mauvais, doté d’ambitions propres et d’une personnalité toute particulière, il se manifestait ça et là, dans les événements de la vie, dans les choix des puissants et le succès des batailles, et il était à ses côtés lorsque le boulet l’avait heurté de plein fouet, il l’avait poussé pour lui éviter une issue fatale ; c’était comme un grand coup de vent chaud et irrésistible, et la morsure d’un chien au milieu des côtes.
Autrefois, sa grand-tante aussi avait eu affaire à l’esprit personnellement. Malade et affaiblie, elle s’était enfoncée dans la forêt pour prier, et à son retour, non seulement elle avait guéri, mais elle paraissait dix ans plus jeune ; elle avait connu son époux cette nuit-là, et ils avaient conçu un enfant gros et fort. Mais nul ne savait si l’enfant était celui de l’esprit, ou celui de l’époux. Il n’avait rien de vraiment hors du commun, à part une excellente santé, aussi supposait-on qu’il était entièrement humain.
« Mais toi, tu es moitié-moitié. C’est hors du commun. Et pas moitié-moitié, dans le genre cinquante-cinquante… tu n’es pas comme la grande créature qui sort des sables, dont je te parlais l’autre jour… »
« Le lion à tête de femme ? »
« Oui, tu n’es pas coupé en deux par le milieu, tu es mélangé. A la fois l’un, à la fois l’autre, dans tout l’ensemble de ton corps et jusque dans ton cerveau. Dans la couleur de ton teint. »
L’accent de son père redoublait lorsqu’il s’emportait ainsi à traiter de sujets mystiques, ce qui rendait Esprit rêveur, totalement hypnotisé, par cette élocution rare plus encore que par le sens des mots. « Quand ta mère t’a élevé, tu étais une petite fille. Quand ton père t’a élevé, tu étais un petit garçon. Quand tu vivras parmi les Blancs, tu seras Noir à leurs yeux. Mais si tu vas vivre chez les Blancs… »
« Oui, et je crois en tous les dieux, et aucun, et à la Philosophie, » conclut rapidement le petit bonhomme qui voyait déjà où il voulait en venir. La Philosophie, à ses yeux, était une déesse responsable de la Révolution et de l’ascension de l’Empereur ; tout cela restait cependant très flou et abstrait. « Et c’est pourquoi je suis hors du commun, mais pourquoi je m’appelle Esprit ? »
« Tu es l’Esprit. Il est incarné en toi. Tu es à la fois une petite bête humaine, et à la fois l'Esprit, qui ne mourra jamais. Ton cœur est à toi, mais le battement de ton cœur est à lui. Tes lèvres sont à toi, mais tes mots viennent de lui. Ferme les yeux ! Sens sa présence. »
Pour l’imiter, l’enfant ferma les yeux. Son père retrouva dès lors son beau sourire et frappa doucement du poing contre le front pensif de son rejeton : « Esprit, es-tu là ? »
Et ils éclatèrent de rire à nouveau, mais Esprit était conscient que l’histoire qui venait de lui être racontée avait son importance. Une histoire n’était jamais si longue sans qu’il y ait une bonne raison. Mais ce n’est pas de la légende familiale qu’il se souvint, lorsque, des années plus tard, cette soirée lui revint en mémoire, aussi vive que s’il l’avait vécue la veille. Il était debout sur la grand-place, où roulait encore l’écho des tambours. Il ne comprenait plus comment, pour quelle broutille ils en étaient arrivés là. Braconnage, peut-être. Il regardait se balancer au vent le corps sans vie, estropié, et battu comme plâtre, le visage enflé et déformé, langue sortie, yeux injectés de sang, tempes grisonnantes crasseuses de caillots… Et il ne pouvait invoquer qu’une seule phrase : « Les gens n’aiment pas les Cavaliers du Vent. » Tout le monde était parti ; le spectacle était terminé. Le bateleur vaudou tirait sa révérence, et le rideau que l’on tirerait cette fois serait noir, un vieux drap jeté à la hâte au fond d’une fosse sans pierre et sans nom.
Ferme les yeux. Sens sa présence.
Mais même les yeux fermés, l’image restait semblable ; il faudrait bien d’autres images pour effacer celle-là. D’autres sons que le sifflement brutal de la corde qui se tend… Un peu plus bas sur la route, les paysans frappaient les cloisons de la roulotte, jetaient à bas les marionnettes païennes, et quelqu’un prononçait les mots « feu de joie ». Le cheval avait été épargné ; lui, comme l’enfant, n’y était bien sûr pour rien. Qui sait d’ailleurs quelle pauvre innocente ce démon avait engrossée de force, sous l’emprise d’un sort, très certainement ! Ce que l’enfant tenait d’elle méritait d’être laissé en paix.
Les nuages crevèrent et la pluie se mit à tomber. C’était un rideau bien assez noble. Esprit ne voulait pas voir le reste. Il alla chercher le cheval, le détacha des brancards, sauta sur son dos, et suivit la route de Paris, sans se retourner. Alors il sentit sa présence. La pluie emportait ses larmes, mais la lueur grise qui s’échappait des nuages fit briller son beau sourire. Autrefois, sa mère avait vu s’éloigner un homme au long de la route, et il ne s’était pas retourné, appelé qu’il était par l’aventure de sa vie. Aujourd’hui, il était cet homme. Cet homme était dans le battement de son cœur, qu’il avait engendré, dans les mots sur ses lèvres, qu’il avait inspirés. Cet homme ne mourrait jamais.
PREMIER CHAPITRE PARISIEN : La première maîtresse de Saint-Thelme.
Déconseillé aux âmes sensibles. - Spoiler:
La bonne dame du bureau de placement fronçait souvent le nez. C’était une remarque ingénue que s’était faite le petit Saint-Thelme, qui marchait à présent vers la demeure de sa première maîtresse, le cœur léger. Froncement de nez en voyant de quoi il avait l’air, car sans doute elle avait été trompée par son nom de parfait petit enfant de chœur ; froncement de nez en reconnaissant sur le registre la candidature de la veuve Lehatter, une habituée qui renvoyait dans l’hystérie tous les domestiques qu’elle avait réclamés. Ce serait un test pour le petit moricaud, après tout ! Elle lui avait donc remis les états de service, et c’est en les parcourant qu’il évitait distraitement les passants et les chiens, aussi étonnés les uns que les autres de voir ce petit diable noir lire, plutôt que chanter un air sans queue ni tête ou mâchonner un brin d’herbe.
La veuve y expliquait que sa situation l’obligeait à donner des cours de harpe un peu partout dans Paris ; que sa fille, hélas grabataire, demeurait seule au domicile ; et qu’elle souhaitait une domesticité prête à assurer à la fois : le service d’une maison convenable, les soins corporels nécessités par la petite patiente, et la compagnie jeune et enjouée dont elle avait grand besoin pour se rétablir un jour de sa consomption. Candide et sincère, Saint-Thelme avait fait valoir à la responsable du bureau qu’il avait vu sa mère nettoyer derrière les clients d’une maison de passe, et qu’il n’avait donc peur d’aucun travail, ni de l’accomplir avec une bonne humeur toute professionnelle. Il avait un peu exagéré la durée de la période en question, pour se donner plus d’autorité. Et à présent, comme il voyait se dessiner les pavillons de la proche banlieue, leurs jardinets pimpants et leurs petits balcons bordés de colonnades, il était certain d’avoir eu raison.
De loin, il aperçut la silhouette campée devant la porte, comme si elle l’attendait précisément à cette heure-là. C’était une belle femme ; il se l’était figurée plus vieille et plus sèche. De toute évidence, on lui en avait brossé un portrait biaisé par la mauvaise expérience. Si elle en avait l’intention, elle pouvait fort bien se montrer charmante, presque hypnotique, tant ses yeux d’un noir profond brillaient d’étincelles passionnées, tant son sourire promettait de bontés et de doux rires partagés, et tant sa gêne légère à converser avec un parfait inconnu lui donnait davantage encore de jeunesse apparente, tandis que son obstination à demeurer en place et à réciter son paragraphe d’accueil respirait les charmes sûrs de la femme expérimentée. Petite mais énergique, agréablement replète mais dotée d’un visage d’ange, joliment coiffée, presque à la garçonne tant son chignon était serré, elle inspira immédiatement une sympathie naturelle au jeune domestique, qui déposa avec gratitude son bagage dans les communs où elle le fit entrer. Sans même avoir évoqué la possibilité d’un contrat, l’affaire était entendue.
La fille, Mathilde, dormait. Elle y passait, expliqua sa mère, le plus clair de ses tristes jours. Très sensible au regard d’autrui, très complexée par son état, elle ne s’était jamais remise de la mort de son père, auquel elle était immensément attachée, et répugnait à être approchée par d’autres qui pourraient la mal juger. Il ne faudrait donc pas la déranger ou l’envahir, mais se rendre à son chevet lorsqu’elle en exprimerait le besoin uniquement. Elle vivait dans l’obscurité la plus complète, car la lumière du soleil lui blessait les yeux, et sans doute était-elle devenue aveugle. Pour qu’elle n’en prenne pas conscience, il faudrait la servir à rideaux tirés. Ces petits tracas mis à part, c’était une jeune fille paisible et souriante, sans méchanceté aucune, aimant fredonner, réciter des prières, et évoquer les paysages marins où son père l’emmenait parfois. Sa maladie ne réclamait qu’un repos absolu, et aucune formation médicale n’était nécessaire pour assurer son service. Madame Lehatter joua un peu de harpe, pour le plus grand ravissement du jeune garçon ; puis elle déclara que sa fille les écoutait certainement, ce qui lui donna vaguement l’impression de se tenir dans un salon hanté par les ombres des morts.
Le lendemain matin, le travail commença, un rien maladroitement : les débordements d’une casserole, le bris d’un verre, mais Madame semblait infiniment plus patiente que ce qu’on lui avait d’abord rapporté. La tenue n’était pas trop stricte, et il était fort plaisant de porter un beau gilet ; on lui en achèterait un à sa taille dès que possible, il faudrait passer chez le tailleur, une perspective qui enflait son jeune ego. Les leçons commençaient à dix heures, aussi fut-il bientôt seul dans la maison, animé d’une curiosité redoutable pour la porte interdite, et trépignant dans l’attente de l’appel qui lèverait cet interdit. Pour se passer le temps, il guigna le journal du matin, abandonné sur le coin d’un fauteuil, sans même oser le prendre en main. Puis il remonta ses manches, décidé à apprivoiser les fourneaux mis à sa disposition. Le premier livre de cuisine qui tomba d’un tiroir fut le sujet d’une expérience chimique des plus palpitantes. Par la suite, Madame Lehatter lui apprit à cuisiner. Directive mais maternelle, c’était une maîtresse adorable, qui inspirait la loyauté, autant par son expression bienveillante que par son objectif courage : elle travaillait littéralement toute la journée pour nourrir sa fille, et pour une dame de sa qualité, ce devait être un crève-cœur. La demoiselle Mathilde, pour sa part, était une sorte de spectre. Plongée dans l’ombre, la voix éteinte, rarement disposée à le voir, elle semblait cependant satisfaite d’Esprit, comme elle le confiait à sa mère lorsque celle-ci venait lui parler le soir ; inquiet de son sort, le jeune domestique écoutait aux portes.
Les mystères ne tardèrent toutefois pas à se multiplier. Mathilde réclamait d’être portée sur son pot de chambre, alors qu’elle urinait à peine. Les commerçants des alentours riaient lorsque Saint-Thelme désignait sa mère comme « la veuve ». La porte de l’escalier menant aux caves était toujours fermée à clé, une clé que le jeune homme ne parvenait pas à découvrir. Mais les romans à couverture de cuir, bien rangés sur les étagères du bureau, formaient l’essentiel de ses préoccupations, et de ses heures d’oisiveté. Il s’était également essayé à la harpe du salon, mais les sons qu’il en tirait ne lui plaisaient pas, et sachant que la demoiselle pouvait l’entendre, il craignait de se faire gronder ; le loisir silencieux qu’était la lecture semblait bien plus raisonnable. Parfois, son père lui manquait. Il se rappelait avec un pincement au cœur le jour où ce dernier l’avait emmené d’auprès de sa mère, de toutes ses mères, et comme il l’avait maudit, prétendant apprécier bien davantage les bras aimants et les doux baisers de cette armée de femmes, les coussins du bordel et les bonbons des clients. A présent, les idées claires, c’était la vie en roulotte qu’il regrettait, et c’étaient ses frissons qu’il retrouvait entre les pages des livres : la camaraderie, les éléments déchaînés, le risque de la mort violente, les longues routes, l’excitation de la fête. Il se mit à s’en confier à Mathilde, espérant l’amener elle aussi à la confidence, et effectivement, il l’apprivoisait chaque jour davantage. Sans distinguer ses traits, il entendait le sourire dans l’accent de ses réponses.
Rester à rideaux tirés n’avait rien d’amusant, mais la panique poignante qui saisissait la jeune fille lorsqu’il proposait d’ouvrir les fenêtres avait raison de toute autorité chez Esprit, qui aurait fait n’importe quoi pour elle. Il baignait son corps paralysé, mais n’y voyait qu’une chair d’enfant, et réservait ses aspirations romantiques naissantes à la mère, aux toilettes resplendissantes qu’elle arborait à la lumière du jour – sans doute était-ce pour cela que le voisinage, peu charitable, moquait son titre de veuve. La demoiselle en revanche nourrissait d’étranges appétits envers son protecteur. Sentant que l’obscurité le fatiguait, elle l’invitait souvent à s’endormir dans ses bras. Elle lui demandait à présent de passer un tissu sur ses parties intimes sans prétexter à la satisfaction d’un besoin naturel. Elle émettait des sons et des soupirs d’une certaine indécence à ce contact, qu’elle cherchait à intensifier en courbant son corps soudain plus vivace. Sans que Saint-Thelme y décèle un intérêt compréhensible, elle faisait parfois mine de s’être évanouie. Lui, la sachant malade, et reconnaissant sans peine qu’elle ne menait pas une existence fort divertissante, était indulgent face à ses fantaisies, mais cherchait à l’intéresser à autre chose ; comme elle refusait qu’il allume une lampe en sa présence, il apprenait par cœur des extraits de romans, et les lui racontait avec enthousiasme, sans réellement pouvoir sentir si elle le partageait. Les passages grivois l’enchantaient, car elle se pressait contre lui, brûlante d’une fièvre insatiable. C’était un peu gênant, mais il tenait à lui faire plaisir. Il n’osait guère se confier à sa mère, de peur d’être puni, ou de faire punir sa jeune malade.
« Mais, mon pauvre nigaud ! Elle t’a dit qu’elle était veuve, mais c’est pour sauvegarder sa réputation ! C’est une vieille fille qui vit des rentes de son père, et qui n’est pas sortie de chez elle depuis des années... Elle a toujours été seule, et elle le restera : on dit qu’elle est un peu dérangée. » Le rire de la boulangère perçait l’âme du jeune domestique comme un poignard acéré. Sans savoir quoi répondre, il quitta la boutique, son panier plein de bonnes choses odorantes, son cœur lourd d’interrogations sans réponse. Il n’aurait pas dû demander d’explications. Cela n’avait rien arrangé, bien au contraire. De retour à la maison, il croisa sur le seuil sa maîtresse qui sortait travailler. Cela le rassura un peu : cette méchante boulangère essayait de la peindre comme une folle toujours enfermée, alors que de toute évidence, c’était une brillante musicienne, professeur à la vie sociale affairée, et une magnifique personne, qui avait toujours été bonne pour lui. Et elle n’était pas seule. Elle veillait au fragile bien-être de sa fille orpheline, avec l’abnégation d’une sainte. Cela dit, il n’était pas entièrement rasséréné : comment la médisante avait-elle pu se tromper à ce point, si grossièrement ? A peine eut-il refermé la porte sur le départ de sa maîtresse qu’il se précipita au chevet de Mathilde. Il fallait qu’il lui parle. Il se sentirait mieux. Le lit était vide. Les fenêtres étaient ouvertes. La chambre était déserte. Esprit courut à la porte, se jeta au-dehors et rattrapa en courant Madame Lehatter qui s’éloignait vers le coin de la rue. Il se pendit à son bras, incapable de parler d’abord, puis s’exclama : « Votre fille s’est enfuie ! » « Comment le sais-tu ? » « Je suis entré dans sa chambre… » « Sans y avoir été invité ? » « Il m’avait semblé entendre un bruit, » mentit-il, saisi de l’impression soudaine que la voix de sa maîtresse contenait une menace latente. « Là n’est pas la question, vous savez que je respecte votre fille, mais il faut la retrouver, elle a dû se brûler les yeux au soleil, et qui sait où elle erre à présent ! C’est ma faute, je l’encourage sans cesse à sortir au jardin… » « Je vais au poste de police, rentre à la maison et fouille les autres pièces. Elle a peut-être voulu chercher un médicament, un vêtement ou une couverture. » « Je n’y avais pas songé. » Alors qu’Esprit faisait pour la troisième fois le tour des étages supérieurs, il entendit les volets claquer au rez-de-chaussée, du côté de la chambre de Mathilde. Et lorsqu’il s’y précipita, elle y reposait, dans la pénombre retrouvée, sa respiration affolée, visiblement très fiévreuse. Elle s’accrocha à ses bras et se réfugia contre lui. « J’ai essayé d’aller au jardin, je voulais cueillir des roses pour ton retour, mais je n’ai pas tenu… La lumière me fait trop mal. Pardonne-moi. »
Il lui pardonna, trop heureux de la serrer dans ses bras, et se laissa même voler un baiser, auquel il repensa par la suite avec un trouble indéniable. Puis il se rendit, serein de nouveau, quoique sous le contrecoup émotionnel de toutes ces péripéties, au poste de police voisin, devant lequel Madame Lehatter se rongeait les ongles avec frénésie. Elle respirait à peine. Il se hâta de la rassurer, et lui demanda de venir pardonner à sa fille. Mais elle était trop en retard à sa première leçon : elle se contenta de confier au jeune homme la tâche de bien embrasser sa fille pour elle. Ce qu’il fit à son retour, avec transports. Leurs sens électrisés, le sang incandescent dans leurs veines, les deux enfants sentaient approcher le péché à grands pas ; Esprit était debout sur les freins, Mathilde fouettait les chevaux avec passion. Finalement elle le fixa droit dans les yeux – et il éprouva quelque chose qu’il ne comprendrait que longtemps plus tard, lorsqu’il serait de retour au bureau de placement – et articula clairement, de sa voix de petite fille : « Tu veux bien me violer ? Ce serait un jeu. Je serais Milady, paralysée par la drogue, et toi Buckingham, décidé à me perdre. » Elle n’avait jamais été aussi directe. Subjugué, accoutumé à l’obéissance, désireux de lui faire plaisir, attiré par ses formes devinées, il tenta d’obtempérer. Mais le stade des caresses était déjà trop violent pour sa sensibilité, d’autant que sa jeune proie, de toute évidence consentante, tenait le discours inverse, croyant ainsi l’exciter… et il se sentit très vite malade.
En la quittant avec précipitation, le bruit de ses halètements semblant le poursuivre au fil des couloirs, il se mit en demeure, afin de s’occuper l’esprit, de ranger les pièces qu’il avait retournées lorsqu’il la cherchait. Une petite clé tombée à terre attira son attention. Il sut, en la voyant, que c’était celle de la cave. Le sentiment de vivre dans un cauchemar l’emplit d’appréhension à l’idée qu’il pouvait désormais entrer dans cette nouvelle pièce secrète et obscure. Mais en bas, Mathilde l’appelait ; il voulait la fuir, s’enfermer quelque part, et ne plus l’entendre. Il descendit l’escalier, tourna résolument le dos à la porte de la chambre, où la voix langoureuse se faisait impatiente, et s’avança vers l’autre porte, au bout du couloir. La clé tourna sans faire de bruit. Avant de descendre, il lança : « Je vous fais à manger, mademoiselle ! Restez donc tranquille et reposez-vous ! » avec toute l’autorité qu’il put rassembler. Puis, il s’enfonça dans les fondations de la maison, le cœur battant à tout rompre à l’idée de ce qu’il allait découvrir.
Le soir, au retour de sa maîtresse, il n’osa rien dire, une fois de plus, et la laissa bavarder avec sa fille, puis manger seule, et enfin retrouver sa chère broderie au coin du feu. Alors seulement il s’avança, décidé à faire preuve de bravoure. Il tendit la main, l’ouvrit, et Madame Lehatter vit la petite clé dorée. Elle leva vers lui un regard imperturbable, à peine interrogateur. « Quelles sont les petites tombes alignées dans la cave ? » « Oh, ça ? Ce sont mes chats. Il ne faut le dire à personne, la loi prévoit que l’on remette les cadavres à la voirie, pour qu’ils soient brûlés. Mais je ne supporterais pas d’être séparée de mes petits compagnons. » Elle reprit sa clé, avec un sourire. Leurs mains s’effleurèrent. Esprit sourit en retour. Il savait où trouver de petits chatons à adopter. Il lui en ramènerait un, cela lui ferait sans doute plaisir. Et il aimait faire plaisir, lorsque cela entrait dans ses attributions. Mais le lendemain, au lieu d’aller chercher l’animal, il laissa ses pieds le guider, étrangement soulagé de respirer le grand air, de quitter cette demeure soudain étouffante. Il s’aperçut qu’il faisait en sens inverse le chemin qui l’avait amené là-bas, et se retrouva bientôt devant le bureau de placement. C’était l’occasion de se renseigner sur sa mystérieuse maîtresse. Son identité n’en serait pas plus claire ; elle s’était inscrite sous le nom de son choix, et le titre de veuve n’avait certainement pas été investigué ; mais la raison pour laquelle les précédents domestiques étaient partis pouvait être une information précieuse, si l’on en avait gardé ici la moindre trace, le moindre indice. Une fois encore, il sentit l’angoisse monter, mais marcha sur elle pour se diriger vers la vérité.
« Eh bien, je suppose que je peux bien te le dire, il n’y a là rien de secret. Elle engage un domestique, le garde quelques temps, puis le renvoie sans explication, sur un prétexte ridicule. Une hystérique. Mais quelques mois plus tard, elle revient en réclamer un autre. Elle est incapable de tenir sa maison sans l’aide d’un homme. » « Combien de mois plus tard ? » Agacée, la responsable jeta un coup d’œil à ses registres, davantage pour se débarrasser de lui que pour découvrir la vérité. Esprit connaissait déjà la vérité. Il l’avait toujours connue. Mais il avait besoin que l’on prononce les mots devant lui pour amener cette vérité sourde à la pleine conscience. « Neuf mois… » La femme comprit, alors même que le jeune serviteur quittait le bureau en claquant la porte, le cœur débordant de bile, une envie de courir droit devant lui raidissant chacun de ses muscles. Il s’arrêta deux rues plus loin, s’appuya dos au mur, et tenta de reprendre son sang-froid. Ses affaires étaient restées là-bas. Il devait y retourner. Il n’avait pas le choix. Et peut-être aurait-il dû alerter la police, mais il ne se leurrait pas, personne ne le croirait. On le mettrait en présence de Madame Lehatter, on donnerait raison à celle-ci, on les renverrait ensemble, et qui sait ce qu’elle lui ferait ? La terreur entra dans son âme ce jour-là, et n’en sortit jamais plus. Une folle, une tueuse d’enfants, une mangeuse d’hommes, lui était supérieure aux yeux de la loi. Il n’était strictement rien. Il avait cessé d’exister. Son regard plongeait pour la première fois dans le néant de sa condition, et il en éprouvait un vertige aux frontières de la nausée. Les deux rocs de son existence, sa mère et son père, ne pouvaient plus rien pour lui. Il n’avait qu’une main à laquelle se raccrocher, même si c’était celle qu’il craignait le plus.
Lorsqu’il passa la porte, Madame était debout dans le couloir et triturait la clé d’or. Un peu plus loin, la porte de la chambre de Mathilde était ouverte. Celle de la cave, tout au fond, également. Incertain, Saint-Thelme s’immobilisa sur le seuil, prêt à prendre la fuite, tout en sachant que des cris l’accusant d’avoir volé quelque chose auraient tôt fait de jeter la populace à ses trousses. « Il est temps que nous parlions, mon ami. Viens avec moi. » Elle entra dans la chambre, et entraîné comme par une puissante hypnose, il la suivit.
Elle se glissa dans le lit vide, et le fixa droit dans les yeux. Il découvrit la vieille fille, la folle, vivant depuis toujours des rentes de son père, sans sortir de son domicile – ou pour y rentrer par la fenêtre, occuper ce lit, et jouer le rôle d’une jeune fille imaginaire, vierge folle elle aussi, paralysée, évanouie, livrée aux appétits des hommes. Mathilde Lehatter lui tendait les bras. Il alluma la lampe, se glissa auprès d’elle comme il l’avait fait si souvent, pardonné et pardonnant, et posa sa tête contre l’épaule protectrice et délicate qu’il reconnaissait si bien. Elle voulut guider entre ses cuisses la main qu’elle avait, elle aussi, souvent invitée à la nettoyer intimement ; mais il résista. Elle ne se démonta pas, et tenta de l’y forcer : un gémissement de petite fille impérieuse sortit de sa gorge, ce qui refroidit entièrement le jeune homme. « Madame, je vous en prie. Vous aviez dit que nous parlerions. Pourquoi faites-vous tout cela ? » « Je suis réellement veuve. Mon mari aimait les petites filles. Il voulait que je lui donne une fille. Mais je n’ai eu que des garçons… tu as vu, à la cave, ce qu’il en a fait. J’ai fini par jouer ce rôle, pour lui complaire, pour continuer à lui plaire, et pour protéger les enfants au-dehors ; il s’en est contenté. Il n’était pas jeune, il est mort assez rapidement, Dieu merci. Mais je porte sa marque, mon ange, mon prince noir, je porte sa marque, comme s’il avait marqué au fer rouge le siège de la raison à l’intérieur de mon crâne ! Je continue, même s’il n’est plus là pour me l’ordonner. Je ne peux m’en défendre. J’en ai besoin. J’en ai envie. »
Il céda. Mais il ne se dévêtit pas. Elle seule reçut le plaisir, mais de ce domestique-là, elle ne concevrait pas la vie, et n’aurait pas à la supprimer. Saint-Thelme s’était scindé en deux réflexions distinctes et parallèles : un enquêteur détaché et subtil analysait la folie de cette situation, et savait pertinemment que cette femme lui mentait une fois de plus ; tandis que son corps jeune et son cœur tendre tâchaient de profiter de l’instant, et d’en faire profiter celle que, malgré tout, il aimait. L’après-midi durant, elle le retint au lit, multipliant les fantaisies, jamais assouvie, toujours pleurnichante de ne point voir nu son bel esclave de bronze, son bel enfant des îles. Le mot « enfant », sur ses lèvres boudeuses, semblait à présent une monstruosité, qu’il aurait voulu bannir à jamais, mais il n’en montrait rien, conciliant, complaisant, prêt au compromis. Il accepta de lui montrer ses fesses. Elle y mordit. Dès lors, il se tint à distance de sécurité, et peu de temps après, la sonnette de la porte d’entrée lui fournit l’occasion de quitter cette pièce encombrée de soupirs, lourde de cris.
C’était un prêtre. Il assurait ne s’être pas trompé d’adresse, il affirmait avoir rencontré Madame lors du baptême de sa fille, il y avait des années de cela, et venir pour le mariage. Car Madame avait prévu la chose avant de l’attirer dans ses draps ; et ils se marièrent, sans aucune forme de contrainte, si ce n’est l’horreur soudaine du monde l’attendant au-dehors, des représailles possibles, et de l’expression qui se peignait sur le visage de Mathilde lorsqu’elle était déçue. Ils se marièrent, et l’extrait de naissance rédigé sur place pour la commodité de Saint-Thelme était faux, et celui que produisit Madame était sans doute faux lui aussi. Comment savoir ? Comment faire confiance, désormais ? A quoi bon seulement se poser la question ? Le vin est un poison, mais il est bon à boire, il engourdit la douleur, et il fait oublier.
Marié mais vêtu ; là-dessus, il ne transigerait pas. Difficile de l’accuser de ne point remplir son devoir conjugal, car il satisfaisait les appétits de son épouse à longueur de journée, mais il usait de biais détournés, qui évitaient tout risque de procréation. Au reste, sa nouvelle épouse était véritablement folle. Bientôt, elle manifesta les symptômes de la grossesse. Elle devenait chaque jour plus hostile, blâmait Saint-Thelme pour son état, tenta quelquefois de l’étrangler, mais elle se rendait si malade que la menace représentée perdait peu à peu toute crédibilité. Alors elle le retint avec ses larmes, força sa folie, s’y enfonça. Les mois passant, son ventre ne s’arrondissait pas, bien au contraire, puisqu’elle vomissait un repas sur deux ; elle hurla à la fausse couche, ordonna qu’il creuse une petite fosse à la cave, qu’il aille rappeler le prêtre. Il sortit, dans une brume, comme il était sorti faire les courses depuis leur mariage, sans réellement croiser le regard des passants.
Et une fois encore, il passa devant le bureau de placement. La responsable le salua, hésitante. Elle n’avait pas prévenu la police, n’oserait pas le faire, et il n’en attendait pas davantage. Il n’éprouvait plus pour Mathilde, sa Mathilde, la seule qui lui reste au monde, celle dont il était le seul recours, qu’une immense et douloureuse pitié, plus amère qu’un océan. « Alors… ça y est ? » « Pardon ? » « Vous revenez ? Vous ne la supportez plus ? J’aurais des propositions pour vous. » Il hésita. Il avait les poches vides. Mais une seule réponse était possible, et pour la première fois depuis presque un an, l’Esprit parla librement par sa bouche. « Oui, exactement. Je vous suis. »
En sortant du bureau, il revint au domicile et fit ses bagages. Clouée au lit, la matrone délirante parlait seule, de tout et de rien. La voix de petite fille revenait lui tenir compagnie. Il entendait claquer ses dents voraces, dont il s’était tenu éloigné au prétexte de jeux libertins divers et variés. Il emporta deux livres, ses favoris ; une baguette coudée dont ils se servaient pour faire l’amour sans risque, tout en songeant qu’il ne s’en resservirait jamais, mais qu’il ne voulait pas qu’elle s’en resserve non plus ; et les vêtements qu’elle lui avait fait coudre sur mesure, ainsi que ses gages, pas un centime de plus, pas un centime de moins. Il laissa son alliance entre deux lattes du plancher, sous le bureau. Le prochain domestique qui ferait le ménage ici la trouverait tôt ou tard.
Et jamais plus il ne revit Mathilde, ce quartier, ni cette maison. Ni le garçon qu’il était en arrivant, et qui tremblait à présent, paralysé, grabataire, réfugié dans l'obscurité, atteint d’une légère folie entre angoisse et naïveté, au fond de son cœur, à jamais. Comme sa mère le lui avait prédit, il était maintenant un homme. Il n’en éprouvait aucune fierté, seulement un ignoble matérialisme, une sainte terreur du regard d'autrui, et surtout, une infinie confusion.
|
|