Il avait pris avec lui le petit mot que Jane lui avait adressé et il était parti après s'être soigneusement préparé.

Jane a écrit:

Elke,
Il arrive que dans la vie, les rencontres se fassent au bon moment. Et il se trouve que je suis actuellement dans un grand besoin d'aide. Pas le temps de vous en dire plus maintenant.
Retrouvez-moi aux Funambules, ce Jeudi, à 15 heures précises. Je compte grandement sur vous.

Jane McCillian, qui vous salue bien gentiment.

La voiture l’avait conduit au théâtre et à l’heure tapante, il descendait le marche pied. La mine inquiète mais tout apprêtée, il trouva la jeune anglaise au pied des Funambules ; contrairement à eux, elle semblait avoir du mal à trouver l’équilibre. Depuis la lecture de la dépêche, Ludwig ne cessait de se demander ce qui pouvait être si urgent et surtout, si spécifique, que l’actrice ait fait appel à lui. Ce n’était certes que leur seconde entrevue, mais il plaçait beaucoup d’espoir en Jane depuis qu’il avait appris qu’elle connaissait Renaud Berger. Courtois, il la rejoignit prestement et la salua d’un baise-main. Cependant, depuis ses débuts dans Paris, il avait policé bien de ses manières, et cette fois-ci il appliqua le protocole de la façon la plus rigoureuse, et ses lèvres n’apposèrent aucune marque sur la main qu’il tenait diligemment.

Se redressant, il engagea la conversation :
« Vous m’avez fait mander, mademoiselle. Voulez-vous que nous allons dans un endroit plus intime ? »

Jane n’avait que faire des bonnes manières aujourd’hui. Depuis hier matin, elle avait la sensation angoissante de n’avoir pas le temps. De n’avoir plus le temps. Ce qu’Emile avait laissé, c’était des indices et cela n’était sûrement pas sans raison.

« Les Funambules iront très bien. Venez ».

Elle pénétra dans le bâtiment, où elle avait déjà pénétré tant de fois. Mais cette fois, elle ne comptait pas jouer la comédie. Elle alla s’asseoir un banc, au beau milieu de la fosse.

« Peut-être avez-vous entendu la nouvelle, mais sans penser que j’y soye liée ! Emile Bodinanbourg était mon cousin. Il est décédé. Tué en réalité. Alors… »

Elle tourna la tête vers son compagnon. Pourquoi lui ? Parce qu’elle n’avait personne d’autre, tout simplement. Et puis, s’il semblait atypique, il n’en demeurait pas moins sans inoffensif. Et intelligent.

«Alors j’ai besoin d’aide pour décrypter ce qu’il a voulu me dire, Elke. Il...m’a laissé des lettres et tout un tas de gribouillages. God ! What’s happening ? Ce monde est folle ! »

Elle n’avait pas dormi depuis deux nuits. Alors son accent et ses fautes d’accords reprenaient le dessus. Maladroite et seule.

« Je…il faut que je vous montre tout ce qu’il m’a laissé pour que…vous m’aidiez. Deux esprits valent mieux qu’un. Je…mais je ne peux pas le faire comme ça, et surtout pas ici. Je…il faut que vous me donniez un gage de confiance Elke. Oh God ! Je deviens folle moi-même. Pardonnez-moi. Avez-vous compris un seul mot de ce que je disais… »

« Les Funambules iront très bien. Venez »

Et elle l'entraîna dans le théâtre sans rien ajouter. Elle était nerveuse, fébrile, tout son corps criait la fatigue et le désir de retrouver la paix. Elle pressa le pas, elle s'installa, et elle déballa tout à toute vitesse, éclairant péniblement le jeune. Il lui semblât qu'elle ne reprit son souffle qu'après lui avoir tout jeté pêle-mêle. Les mots faisaient leur chemin dans le cerveau du garçon et se combinaient petit à petit. Cela lui revint alors. Il avait, en effet, entendu parler... oui, plus exactement, il avait lu la chronique nécrologique à son propos. L'homme était apprécié, et on y mentionnait même la parenté avec la demoiselle McCillian ; pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? C'était cette affaire d'attentat, elle occupait les journaux et son esprit, et il avait négligé les autres événements. Alors qu'il se promettait de ne pas recommencer – que ne cessons-nous de faire de bien vaines promesses ? – il fut traversé par une interrogation de circonstance et se demanda si la mort d'Emile avait un lien avec toutes ces histoires, Bien, bien, tout cela était macabre et assez délicieux mais il était temps de réagir.

« Calmez-vous, Jane. » Il posa sa main sur son épaule. La touche était légère mais elle se voulait tendre et amicale. « Calmez-vous, je suis ici maintenant. Vous dites beaucoup de choses qui ne sont pas liées entre elles, je vois bien que vous êtes éprouvée. Mais nous allons prendre en soin ce dont vous me parlez. » Il raffermit l'étreinte de sa main.
« Avez-vous mangé ? Nous passons chez le boulanger et nous déjeunons un peu. Nous avons besoin de toutes nos forces pour bien faire. Ensuite, chez vous, vous me montrerez ces lettres. Et à ce moment nous utiliserons notre cerveau. » Il soutenait son regard, comme une façon de lui indiquer qu'elle pouvait s'appuyer sur lui. « Vous êtes avec moi ? Nous devrions y aller, un endroit public n'est pas un bon endroit pour ce genre de secret. »

Avait-elle le choix ? Apparemment, Elke se refusait à converser dans un lieu public. Soit, ils iraient chez elle. Mais il allait falloir marcher d’un pas pressé, car Jane sentait que chaque minute qui passait était une minute de perdue. L’assassin courait toujours et quelqu’un avait tué Emile : le temps n’était pas à la balade.
Elle parvint à le convaincre de ne pas faire halte chez le boulanger ni de traverser le parc. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à la porte de la maison assez vite. Elle l’enjoignit à s’installer à la grande table et alla s’asseoir, pour sa part, dans un fauteuil, déjà épuisée.

« Voulez-vous à boire, à manger ? Il faudra vous servir, j’en suis désolée… Sorry, really sorry, se murmura-t-elle à elle-même ».

Elle n’attendit pas la réponse, pressée qu’elle était de démarrer ce qui ressemblait à une enquête. Elle sortit tous les indices d’une petite boîte, posée sur le guéridon et qu’elle ne cessait d’ouvrir et de refermer depuis plusieurs jours. Elle décida de ne pas montrer les lettres, mais seulement de dire que « le comportement et les recommandations d’Emile ont changés du tout au tout entre sa première et dernière lettre ». Elle sortit la feuille de carnet arrachée, l’observa quelques secondes (qu’était-ce à côté des heures qu’elle y avait passé depuis qu’elle l’avait en main ?!) avant de la tendre à Elke.

« C’est ce dessin qui m’intrigue véritablement, you see ! »

Ludwig souhaitait bien faire mais il en perdait sa cohérence. L'heure n'était pas à l’esbroufe et la jeune anglaise tâcha bientôt de recadrer ses écarts. Il était en effet étrangement enthousiaste, et sa pertinence et son sérieux pâtissaient de cet élan. A l'instar de ce mouvement frétillant d’engouement, la fébrilité de Jane rendait éparse sa concentration, et l'investigation méticuleuse qu'aurait du être ce moment se transformait en grotesque duet. Mais leurs contradictions ne conféraient-elles pas tout son charme à la scène ? Après tout, il faut bien que jeunesse se passe.

Quand Jane l'invita à se servir, Elke n'en fit rien, marmonnant que cela était bien, et enjoignit sa compagne d'infortune à se mettre à l'action.

« C’est ce dessin qui m’intrigue véritablement, you see ! »

Scolaire, le garçon prit le papier et l'observa. Fronçant les sourcils, il essayait de dégager un sens de ce dessin incongru. Mais comment être d'une quelconque utilité ? L'information que Jane venait de lui donner était fort peu précise et ce n'était pas ainsi qu'ils allaient avancer.
« Himmel, mademoiselle, le théâtre symbolistisch serait plus aisé à comprendre ! » Puis la regardant et sans nuancer la tonalité dramatique de son expression, il ajouta, grave, en posant deux doigts aériens sur le poignet - bien évidemment recouvert - de la jeune fille : « Jane, est-ce que vous me montrer tout ? Tout à l'heure vous avez parlé de lettres et de gribouillages... et je vois à votre côté la boite pleine de lettres. Je ne peux pas deviner de nulle part une solution, c'est un problème très grave. S'il y a d'autres choses, il faut tout me montrer. »

Son regard était compatissant, mais il lui sembla nécessaire d'appuyer ses propos en augmenter sensiblement la pression de ses doigts sur le poignet de la jeune anglaise.

Après tout elle n’avait rien à cacher. Rien à perdre non plus. C’est pourquoi Jane consentit à montrer les lettres à Elke.



Vraiment, elle ne voyait pas ce que ces recommandations pourraient apporter de plus, si ce n’est mettre en avant encore davantage le trouble d’Emile.

« Voilà pour vous. Je les ai relu again and again, croyez-moi ! Et je n’y vois rien qui puisse m’aider à trouver un coupable. La chose…la chose est de savoir si sa… la mort d’Emile a rapport avec l’attentat ! »

Parce qu’en réalité trouver un coupable n’était pas une motivation extrême pour Jane. Si un simple vagabond avait été forcé de tuer Emile pour lui voler son peu d’argent, il n’y aurait définitivement rien à faire contre cela ! C’était la disparition et les documents transmis qui demandaient quelques éclaircissements crucials.

[HRP: j'avais oublié un dessin dans le sujet précédent. Je l'ai rajouté :S]

Elke s’attacha à lire minutieusement toutes les lettres et ne put retenir un léger rictus lorsque ses yeux achevaient de lire la recommandation quant aux biscottes. D’un geste bref et distrait il massait ses tempes, revint au dessin et se leva afin de ménager ses jambes en même temps qu’il allongeait ses méninges. Ou peut-être l’inverse, à cet égard.

« ‘‘Me cherche’’ est écrit à l’envers… il faut lire certainement ce plan à l’envers alors… je suppose… Mais que fait-on du dessin de la fleur ? Peut-être plus tard… »

Ses errances le menèrent jusqu’au guéridon où était joliment disposé un petit déjeuner et machinalement il se servit d’un peu de thé. Or, tout plongé qu’il était dans sa réflexion, il manqua d’en renverser à côté, ne remplit la tasse qu’à demi et faillit casser la théière en la reposant. Il allait, la tasse aux lèvres sans l’avoir fait basculer, du dessin étrange qui ressemblait à un labyrinthe codé, essayant de faire le lien entre le marchand de légumes et ce qui ressemblait à des étals de marché, à la grille pointée de part et d’autre, quand les éléments semblèrent former un tout cohérent. Il vint se rasseoir de Jane et, délaissant sa boisson :

« Aber, ja ! mademoiselle, il y a quelque chose ici. » Les sourcils froncés, il continua sans la regarder, élançant sa main dans le vide et l’y laissant, doigts tendus pour recevoir l’objet qu’il désirait : « Vous avez des crayons ? Il faut noter, commençons par ces points, ils forment l’alphabet. »

L'histoire ne sait pas ce qu'il se passa ensuite entre la jeune actrice et M. von Herzfänger : ils parvinrent sans doute, à force de concentration, à résoudre le code, mais une fois la vérité révélée, que faire... ? Quelques mois plus tard, on trouva devant un commissariat de police, le carnet d'Emile Bodinanbourg, avec la clé qu'il avait lui-même donnée... mais seule la dernière page avait été conservée : toutes les autres avaient été arrachées. Préservation de l'intimité du jeune homme, curiosité maladive, intérêt pour le "document" ? L'on ne sait...
Mais le lendemain, le complice de l'affaire de l'Opéra fut arrêté.