Le quartier de la Butte. Bien longtemps qu'il n'y avait pas mis les pieds. En fait, il y était venu tout jeune étudiant, avec des amis, faire les quatre cents coups. C'était fort loin tout ça. Une autre époque, celle de sa folle jeunesse. Un instant, il fronça les sourcils. Est-ce qu'il regretter ce temps-là ? Non. Définitivement non. Sa vie actuelle était tout à fait à son goût.

En attendant, il se perdait doucement dans ce quartier où il n' avait guère de souvenirs. Il n'avait pas été assez familier des lieux pour les reconnaître après tant d'années et d'ailleurs, beaucoup de choses devait avoir changer. Néanmoins, l'atmosphère était la même que celle de ses souvenirs et il sourit avec indulgence au jeune tête-en l'air qu'il avait été.

Finalement, après avoir demandé son chemin, il se retrouva devant le théâtre des Funambules. Enfin. C'était ce qu'on lui avait indiqué, en tous cas. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on était loin de l'Opéra Garnier. Examinant la façade d'un regard soupçonneux, il ferma un bouton de plus à son manteau. Le vent d'avril commençait à se lever et la soirée se rafraîchissait. La bonne idée que de repasser par chez lui avant de venir. En plus, le manteau recouvrait entièrement l'uniforme, évitant que tout le monde ne se retourne sur ses épaulettes.

Le temps de s'inventer une excuse, vite trouvée, et il s'avança vers le bâtiment.

1 franc. C'est ce qui se trouvait à ses pieds juste devant les portes du théâtre. Gé-nial. Le début de la fortune, restait à trouver les quatre mille neuf cent quatre-vingt neuf autres.

A l'intérieur, le spectacle était fini et le public se répandait en flots dans la salle. Il était visiblement ravi. Mince ! Avec toute cette foule, il allait être plus difficile de trouver quelque chose. Mais en même temps, elle l'empêcherait peut-être de recroiser l'ami poète... comment avait-il dit qu'il s'appelait déjà ?... Bref. En tous cas, il était certain qu'il s'était lui aussi lancé sur la piste du trésor. Il l'avait croisé trop de fois, dans des lieux trop marqués pour que tout cela soit une coïncidence.

S'adossant à un mur, Dominique examina l'entrée, faisant mine de chercher quelqu'un dans la foule.

Changement de plan. Soit il n'y avait rien dans cette entrée, soit il ne le voyait pas. Dans les deux cas, il fallait lever le camp.
Il se dirigea donc vers la salle de spectacle restée ouverte, en longeant les murs pour éviter de devoir remonter la foule à contre-courant, s'arrêtant de temps à autre pour laisser passer, en homme pas pressé. Se faisant, il jetait un regard autour de lui. Sait-on jamais.

A quelques pas de là, un bourgeois bougonnait. Dans la presse, monsieur avait été bousculé. Mais alors la réponse figea un instant Dominique. Cette voix, la voix qui s'excusait, il l'avait déjà entendu. C'était la voix de la librairie, du théâtre d'Art. Aucune envie de le recroiser. Aucune.

Il tenta de le repérer, voir ce qu'il faisait, vers où il allait. Et par chance, le jeune homme était plutôt grand. Ah ! Voilà. Il était de dos, mais ça devait être lui. Mince : il se dirigeait dans sa direction.
Solution : manœuvre tournante. Dominique se fondit dans la cohue, rebroussant chemin. Il bifurquerait vers l'autre côté de la salle - après tout, il y serait peut-être plus en veine – et arriverait à destination sans avoir à palabrer.

Opération réussie. Bon certes, en chemin, il était tombé sur quelqu'un qui tenait absolument à avoir son sentiment sur le spectacle. Trois quatre banalités plus tard, l'amateur était sorti et le colonel arrivé à destination.
Coup d’œil à l'intérieur, dans la salle de spectacle. Coup d’œil de côté, sur le manège du breton. Oh la tête du guichetier...

La représentation improvisée dans l'entrée lui amena un sourire aux lèvres mais son affaire, elle, n'avançait pas beaucoup. Ah si peut-être tiens ! Il fit un pas dans la salle de spectacle. C'était entre deux sièges.
Mais non, ce n'était qu'une petite bourse oubliée là par une tête-en-l'air. A l'intérieur un peu plus d'une dizaine de francs. Il y en a un ce soir qui va se faire tirer les oreilles...

Maintenant à l'intérieur de la salle, il en profita pour la balayer du regard.

Le petit bristol, soigneusement caché dans la salle, avait finalement fini dans la poche de la veste militaire. Aurait-il eu vingt de moins que le colonel aurait proféré un petit « ah ah ! » de victoire. En se relevant, il pensait la partie gagnée. C'était sans compter une voix dans son dos.

Pris par surprise, Dominique sursauta. Il n'avait effectivement rien à faire ici, même si il cherchait bien quelque chose. Aurait-il eu vingt cinq ans de moins, il n'aurait pu cacher un petit air de « pris en faute en flagrant délit ». Mais le temps avait passé. Aussi rien ne parut de cette émotion passagère quand il se retourna.

« Il semblerait en effet que j'ai égar... »

Alors ça ! Non mais, c'était lui ! Ce n'était que lui ! Pour le coup, le militaire s'en voulut de s'être fait prendre par le jeune homme. Avait-il perçu son léger trouble, même fugace ?

« Fichtre ! »

Bah, inutile de provoquer un esclandre pour si peu. Il n'y avait aucun motif à s'énerver – d'autres jours, sous une humeur moins joviale, peut-être. Un semblant de désapprobation, de réprimande même, restait cependant.

« Votre impertinence vous jouera un jour des tours, jeune homme. Même si c'est le propre de la jeunesse. »

Et Dieu savait qu'il parlait en connaissance de cause.

« Et vous-même, que je croise partout où je vais décidément, cherchez-vous votre Cendrillon perdue, monsieur... monsieur ?»

Non, il n'avait pas répondu à la question. Et il n'avait aucune intention de le faire.

« Allons allons, les jeux sont fait pour s'amuser, n'est-ce pas ? »

Oui bien sûr, ils sont fait pour s'amuser. Mais pas toujours avec n'importe qui. Le sourire furtif et amusé du militaire répondit à l'espièglerie du breton. Le Guélec. Breton, forcément.
En tous cas, il avait l'air de posséder un certain caractère, pas du tout impressionné qu'il était par l'officier. Caractère ou totale absence de bon sens qui l'empêchait de considérer le fossé entre leurs deux positions. A voir...

« Colonel Lebrun. »

C'était dit sans plus d'amabilité. Il n'allait tout de même pas s'incliner et claquer des talons tout de même !
En fait, il aurait bien abrégé l'entretien, n'ayant aucune envie de passer la soirée en cette compagnie, mais Le Guélec barrait le passage. Et puis, un mot ou deux serait certainement appréciable.

"Et alors, le jeu le jeu vous amuse-t-il ? Oh, même si j'imagine que rien ne remplacera le départ de Cendrillon..."

Pour tout dire, lui aussi aurait bien aimé savoir ce qui était passé dans la tête de Martine. Mais bon. Le breton, avec un brin de désillusion, passait à autre chose. L'idée de faire galoper des gens dans tout Paris après un trésor inexistant le fit sourire.

« Allons, vous l'avez dit vous-même : les jeux sont faits pour s'amuser ! Entrer dans la partie pour autre chose que le plaisir, c'est s'exposer à de sévères déconvenues. »

Un peu comme jouer aux cartes en espérant faire fortune. On risquait fort de la perdre, ce qui était déjà fâcheux en soi, mais on risquait en plus de passer une mauvaise soirée. Le souvenir de la faillite paternelle passa dans sa mémoire. On ne dit pas travailler en Bourse, ni produire ni développer, non ; on parle de jouer en Bourse. Jouer. Le terme est posé et veut tout dire. Son père avait joué. Parfois on gagne, parfois on perd. Lui avait perdu.
Dominique en avait tiré une leçon : jouer dans l'unique but de s'enrichir était vide de sens et on ne misait pas ce que l'on n'était pas prêt à perdre avec le sourire.

Dans le cas du Breton, il perdait sans le sourire ce qui n'était même pas à lui. Néanmoins, le colonel pouvait comprendre - souvenir justement de temps moins abondants en pièces sonnantes et trébuchantes – l'attrait que pouvait représenter cinq mille francs.

« Mais je comprends. Vous devez aider votre famille peut-être? »

Des frères, des sœurs en bas âge, voire des parents malades... Dominique n'avait jamais connu cette situation – même après la faillite de son père, le train de vie avait vertigineusement chuté mais ce n'était tout de même pas la plus noire misère – et remerciait le ciel de cela. Mais c'était chose commune pour d'autres, et peut-être Le Guélec avait-il à charge une famille nombreuse.
Certainement même, car enfin, un ouvrier parisien avait-il besoin d'autant d'argent pour ses simples divertissements?

Le jovial prince charmant de Cendrillon s'éteignit légèrement à l'évocation de sa lointaine famille. Mais décidément, même affligé par cette touchante évocation, il restait cocasse. C'est naturellement qu'il lui annonçait qu'avec le butin de la chasse, il pourrait faire un peu mieux, ça ferait un petit quelque chose de plus. Une lueur espiègle s'alluma dans les prunelles du militaire.

« Ah oui j'imagine oui ! Cinq mille francs... Vous pourriez les aider déjà un peu plus. »

Combien d'années de salaire cela représentait-il pour un gars comme lui ? Dominique n'en avait aucune idée. Mais surtout, qu'aurait-il fait d'une telle somme ? Après avoir aidé sa famille, il lui resterait largement assez pour vivre joyeusement à Paris. Et de, petit à petit, perdre le goût du travail. Et une fois tout dépenser dans de folles soirées à Montmartre ou (et?) dans de jolis bras gourmands en argent, que ferait-il hum ?

« Longtemps que vous n'êtes pas retourné chez vous ? Vous n'avez peut-être pas la possibilité de vous absentez de votre travail pour ce long voyage, remarquez... »

Un début d'idée germait dans la tête de l'officier. Il faudrait voir ensuite, bien sûr, mais pourquoi pas ?

Au vu de la réflexion et du décompte qu'avait entrepris le breton, Dominique s'attendait à quelque chose de plus... conséquent. Un an... ça aurait pu être bien pire. Mais le temps passait si vite à Paris parfois. Nettement plus vite qu'en Bretagne ; il n'y était jamais allé mais ça devait être certain. La province, parfois, était si ennuyante.

Dominique eut un léger haussement d'épaules : le train... ce n'était pas un problème. Bien sûr, le travail, c'était plus fâcheux.

« Il faudrait voir avec votre patron, si il peut vous laissez partir quelques jours. Peut-être qu'il a des affaires à y faire, dans votre Bretagne, des choses à acheter ou vendre dont vous pourriez vous chargez. Si vous voulez rentrer un peu au pays, il faut cherchez l'occasion, elle ne viendra pas toute seule. Et puis, en venant de la capitale, vous auriez une belle aura parisienne pour toutes les Cendrillon du coin. »

On se pavanait toujours un peu quand on revenait de la capitale. On était toujours le centre d'attention de tous. Paris vous cédait une parcelle de son charme.

Ah et bien voilà, la réponse à l'interrogation soulevée en début de conversation venait de tomber : le breton avait une « totale absence de bon sens qui l'empêchait de considérer le fossé entre leurs deux positions » . Non mais franchement ! Que lui, colonel, se demande ce que le jeune homme ferait de tant d'argent, c'était légitime. Mais l'inverse ! Que le petit... employé de... peu importe ce pour quoi était payé Le Guélec, il était évident que sa position ne lui permettait pas la réciprocité de la demande.

Aussi, passée la surprise, Dominique posait-il sur le jeune homme un regard lourd de réprobation. Un soupçon de culpabilité entrait-il également en compte ?

« Mais... beaucoup de choses. Il y a tant à faire, n'est-ce pas, avec une telle somme. »

C'était dit sans aucune chaleur. Vraiment aucune. Si il lui restait un brin de respect des convenances élémentaires, il devrait sentir la bourde et ne pas insister. En même temps, Dominique aurait été bien en peine de lui donner une réponse exhaustive. Et pour cause, il ignorait totalement lui-même ce qu'il ferait de cet argent. Acheter un petit bien (dans une version raisonnable), fêter la victoire avec quelques amis officier (dans une version moins raisonnable), ...

Il pensa très fugacement qu'il pourrait proposer à Lise d'aller visiter Deauville. Tant de ses clientes lui rabattaient les oreilles avec leur formidable séjour dans cette ville...
En définitive : non. Pas une once de culpabilité ne se faisait jour. Le breton ne semblait pas particulièrement se priver du minimum pour faire survivre une famille aux abois. Alors divertissement pour divertissement, autant que les cinq mille francs servent aux siens.

Il semblait réfléchir. Et puis finalement, prit congé. De manière littéralement improbable. Avec tutoiement, petite tape, clin d’œil, et tout l'attirail... Parfaitement détendu. Décontracté des convenances. Quelque chose de complètement hallucinant.
D'ailleurs, peut-être, à défaut de Cendrillon, avait-il une relation suivie avec une jolie Fée verte ?

Quoiqu'il en soit, il laissa le colonel sidéré. Tant de désinvolture, c'en était épatant. C'était en tous cas un vrai personnage ce Le Guélec. Soit il maîtrisait parfaitement les codes de la société pour s'en jouer, soit tout Guéméné était actuellement en train de chercher son andouille.

Rêvassant à cette important question - car un village en veut-il à son idiot ? -, Dominique ne répondit qu'à la dernière remarque par un « oh, mais je n'en doute pas », laissant le jeune homme s'éloigner.

Tout à coup pourtant, il sembla sortir de sa torpeur et se mit à regarder furtivement autour de lui. C'est qu'il ne faudrait pas que quelqu'un l'ai vu se faire donner l'accolade comme deux conscrits au départ du régiment !

Se balançant nonchalamment sur les deux pieds de sa chaise, fixant le bristol sagement posé sur le bureau, Dominique rêvassait.

Après le départ... intéressant de Le Guélec, il était resté quelques minutes dans la salle. La scène, les balcons, les décors : tout avouait ici que l'architecte n'avait pas joui des mêmes crédits que monsieur Garnier. Mais on ne pouvait lui en faire reproche. Ce n'était pas le lieu des réunions mondaines et des discussions sérieuses, des faux-culs et des haut-de-forme. Les actrices ici n'arboraient pas de brillants ornements offerts par quelques riches admirateurs. Ici, on pouvait apercevoir des jarretelles[1]autrement que dans le secret d'une pièce.
Ici c'était Montmartre avec ses folies et ses Folies, ses cabarets, ses volutes d'opium et ses femmes de fantaisie. Cette ambiance de fêtes et de divertissements légère, colorée, emplissait tout le quartier et s'élevait vers la butte, comme une offrande joyeuse au ciel, se mêlant aux encens du Sacré-Coeur encore en chantier.

Et de retour chez lui, en posant le trésor en papier sur sa table, il repensa. A beaucoup de choses à vrai dire. Il avait commencé, enthousiaste, par imaginer ce qu'il ferait d'une telle somme et puis, sans s'en rendre compte, il repensa à sa famille. A son père, se ruinant à la Bourse. Avec 5000 francs, qu'aurait-il fait lui ? Tenté de se refaire, comme un joueur malchanceux ? Ou dégoûté de la spéculation, aurait-il investi dans plus sûr ?
Que convenait-il de faire avec tant d'argent ?

L'image de Le Guélec s'interposa entre celle de son père et celle d'un coûteux divertissement. Bien entendu, on pourrait s'interroger sur la moralité de cette histoire. Une grosse somme mise en jue, et par le plus grand des hasards, celui qui se trouvait en avoir le moins besoin tombait dessus, là, à quelques mètres de celui qui en aurait eu plus besoin.
Ca ressemblait à une farce. Une trahison du ciel.
Dominique songea que Dieu ne devait pas adhérer au communisme.

Les deux pieds de la chaise claquèrent sur le sol. Le Guélec, Lebrun père, la morale, Dieu... il y songerait une autre fois ; peut-être. Manteau et gants ajustés, il allait partager la victoire avec Courtet.
Le bristol intégra docilement un tiroir, attendant le moment où l'alchimie le transformerait en or.