Elle lâche ses cheveux, ferme les yeux et soupire. Depuis hier, elle ne se sent pas bien. Une vague migraine, un mal de ventre - Madeleine lui a jeté ce midi des médicaments sur le lit. Madeleine jette tout ce qu'elle peut rapporter de l'extérieur sur le lit, de toute façon, que ce soit le gosse, les journaux, sa veste, un drap à recoudre, une lettre d'impôts. Si on cherche un jour quelque chose, on fouille le tas sur le lit de Madeleine ou on attends le soir qu'elle l'enlève et le défasse.
Romana se sent mal, comme entre sommeil et éveil, mort et vie. Elle ne souffre pas tellement... Mais ses membres sont comme engourdis dans des lianes vaseuses et collantes, et chaque mouvement ne la rend que plus las, plus faible. Elle ferme les yeux, laisse tomber sa tête. Elle vieillis.La vie l'a rendue vieille et triste - pas qu'elle se montrait particulièrement jouasse avant, c'est vrai mais la vie l'a rendue aigrie.
Elle fouille le tas de Madeleine, la Revue Mauve y trône, cachant le sachet en papier de sa précieuse médecine. Le journal tombe, gros titres, ça sent les rumeurs, l'agitation, le scandale, comme si toutes les voix de la ville s'entendaient rien qu'en survolant les mots imprimés sur le papier froissé - ça sent l'histoire qui fait frémir les grandes dames dans les salons, la rumeur qui résonne dans les rues.
Romana s’accroupit, et lit.
La lettre du coupable, l'explosion de l'Opéra Garnier, le scandale, l'affaire, l'enquête, tout lui revient en tête comme des détails sans importance que lui racontait la voix nerveuse de Madeleine et les rires d'Alice. Oh, la grande affaire... Qu'elle ne s'en souciait peu, l'idiote, qu'elle soupirait quand on lui en parlait, qu'elle souriait, coquine, quand on lui disait ' Et ton frère, Roma, et ton frère?' Et si son frère avait été blessé.
Et mon frère il m'a jetée à la rue et mon frère n'aime pas l'opéra - personne n'aime l'opéra, ils font juste semblant, ils suivent le troupeau, tous ces moutons dorés, parés, avec leurs masques d'hommes. Moi, je n'aime pas l'opéra, j'aime juste les visages, les costumes, les belles affiches -celles de Mucha, c'est comme si c'était mon ami alors je lui souris.
Romana sourit, ouvre les yeux.
Elle lit.
La lettre est séduisante pour une marginale, angoissante pour la noblesse. Ça l’intéresse. Elle aime la plume et elle apprécie le geste - ce simple vœu de réveiller le monde lui plait. Elle se fiche des affaires, elle se dit trop bête pour la politique. Mais le bruit d'une explosion lui semble plus beau que la grosse voix des chanteurs d'opéra.
Elle se redresse, ouvre le sachet.
Peut-être que c'est l'effet de la fièvre, mais quelque chose aujourd'hui a éveillé son intérêt.