Allez, voilà qu'il en avait bien de la chance. Le bourgeois d'en face broncha pas d'un cil, à part peut-être pour tordre ses traits d'pigeon dans une moue d'incompréhension. Mais il eut pas plus le temps que La Pie de se questionner davantage que le libraire leur tomba dessus.

- Alors on n'a pas l'intention d'acheter des livres, la littérature, on s'en f***, hein ? Allez DEHORS, et ne reparaissez plus chez moi !

« Allez lo ! » Hurla t-il en guise de réponse en lança son bras dans les airs. L'ampleur visait à faire reculer les curieux qui s'avancerait de trop près. « J'men vons ça va ! C'est pas comme si y avait que'que chose à faire ici, d'façon ! »

Et ni de une, ni de deux, il profita de cet éclat pour prendre la fuite. Il n'avait que trop traîner dans cette poussiéreuse caverne. Et il était bien temps d'aller troquer la chevalière contre quelques litrons d'moussante !

Tandis que le libraire déversait sa colère sur les deux clients qui restaient, Lise se retrouva seule face à l'épouse outragée. Berthe, en retrait, boudait. Le désarroi de Raymonde et son sursaut de pudeur émurent Lise. S'avançant, elle prit les mains de Raymonde dans les siennes - froissant lettre et jarretelle au passage :

« Oh, chère Madame, comme je vous comprends... ! Ne vous excusez pas voyons ! Votre attachement à votre mari et à votre mariage est tout à votre honneur ! Vous ressortez toute blanche de cette histoire... Ainsi que monsieur Canard-Mauperché, bien sûr. »

Lui, s'il avait quelque aventure tenue cachée, il pouvait s'estimer heureux du dénouement de cette histoire... mais il avait pris la mesure du danger qu'il courait.

Elle lâcha les mains de Raymonde et quelques gestes flous vinrent ponctuer ses paroles :

« Tout est oublié, déjà ! Tenez, lorsque vous viendrez me voir - oui oui, ce n'est pas loin d'ici -, je ne me souviendrai plus de rien, c'est certain. De rien, sauf des petits cadeaux que je vous ai promis au nom de notre amitié naissante. N'est-ce pas ? »

A vrai dire, même si la mémoire de la couturière était particulièrement défaillante, elle était bien sûre de se rappeler toute sa vie cet épisode ubuesque... Mais elle avait mis tout son cœur et sa force de persuasion pour rassurer Raymonde.

Ayant accompli tout ce qui était en son pouvoir pour réparer la terrible faute, elle entreprit ensuite de prendre congé du couple de libraires et poussa Berthe vers la porte. Au moment de sortir derrière la petite bonne, Lise se retourna comme si elle avait oublié de dire quelque chose à Raymonde :

« Je suis sûre que le cerise vous irait à ravir ! Avec les magnifiques cheveux sombres que vous avez... Oui, vous verrez ! »

Et elle s'en fut, dans un joli sourire rayonnant de sincérité.

Les deux hurluberlus prirent la fuite, sans paraître secoués le moins du monde... L'impunité du crime, assurément ! Octave, par la suite, voyant Raymonde en grande conversation avec la couturière, ne rejoignit point les deux femmes. Tournant autour, il mit un peu d'ordre dans la librairie, en grommelant. Le pire étant que sur tous les visages étranges qui avaient visité le lieu, pas un finalement n'avait acheté quoi que ce soit... Raymonde, pendant ce temps, acquiesçait à demi-mots, soudain timide. Quand Madame Champmézières prit congé, elle la salua avec affabilité.

- Oh le cerise, Madame ? Je ne sais pas, répondit-elle avec modestie... mais avec la folle envie d'aller essayer, là tout de suite.

Quand la couturière et son ouvrière eurent quitté la rue, Octave alla tranquillement refermer la porte et baisser un peu le store, sourd aux quolibets des passants. En rentrant dans la librairie, il demanda à son épouse, d'une voix éteinte :

- Vous ai-je tant négligée, Raymonde, pour que vous ayez cru cela de moi... ?


Quelques jours plus tard, le couple Mauperché reçut un autre colis anonyme. Madame Mauperché frémit et ce fut son mari qui l'ouvrit d'un œil méfiant. A l'intérieur, il ne trouva pourtant point de lettre de menace, point de diffamations ni même de moqueries. Ce n'était qu'un innocent petit livre, dont deux pages ont été marquées. Octave lut les poèmes à Raymonde, qui humait la douce odeur des fleurs blanches en écouter s'égrener les vers. A la fin de sa lecture, le libraire rouspéta contre "l'imbécile qui avait corné les pages" mais... il ne les décorna pas et au fond de lui-même, il dut bien s'avouer qu'il était un peu touché. Il se demanda si ce cadeau était le fait de l'homme plein de bonnes intentions, qui avait voulu défendre Raymonde et était parti le premier... Comment savoir, de toute façon ?

Pendant tout le jour, errant doucement dans la librairie poussiéreuse, Raymonde porta les fleurs blanches à son corsage.