L'homme la regardait depuis déjà trop longtemps.

Il était venu au café en fin d'après-midi et ne l'avait plus quittée des yeux.
Elle, elle n'avait rien vu venir... C'est que Romana ne remarquait pas grand chose, quand elle servait au café. A vrai dire, elle ne pensait pas toujours à se faire agréable et attirante devant ses éventuels futurs clients, non, elle se contentait d'être simple. D'être elle. Sa robe était convenablement ajustée et elle relevait ses cheveux en un petit chignon bien arrangé. Sa discrétion était sans faille, elle se faufilait entre les tables avec une certaine grâce, avait appris à ne pas réagir quand un client lui donnait une petite tape sur les fesses au passage ou lui lançait une remarque salace et dérangeante. Parfois même, quand le salaire se faisait rare, elle en riait, en jouait - mais ça c'était l'hiver, et aujourd'hui Avril et sa douceur s'étaient installés dans Paris, les clients en terrasse tout comme les pièces à la fin du mois dans son porte-monnaie... Elle subsistait, se caillait moins les miches le soir et c'était pour le moment tout ce qu'elle se permettait de demander au bon dieu.

Mais lui, il la regardait. Elle avait bien finis par sentir ses yeux posés sur sa nuque dès qu'elle tournait le dos. Il l'étudiait, lui souriait. Il avait l'air d'un type pauvre mais d'un type bien, peut-être un peu rougeot sur le nez mais pas si brutal en apparence... Elle savait qu'il attendait. Qu'il attendait que le soir vienne, que Romana enlève son tablier et desserre son corset et qu'elle l'entraine dans une ruelle.
Il serait son premier de la nuit avant qu'elle ne commence à guetter les suivants aux coins des rues, avec toutes les autres.


Ça se passa alors dans une des innombrables ruelles près du Paradis du Douzième, mais assez loin pour ne pas en entendre le murmure incessant. Ils étaient comme cachés dans l'encadrement d'une porte; et le vieux était plus en forme que Romana ne l'aurait pensé au premier abord. Ses gestes étaient devenus brusques, maladroits et même assez violents. Elle n'y avait pas tout de suite prêté attention, s'était dit que ça devait faire longtemps, qu'il était pressé, que ce n'était pas bien grave.
Mais ça avait vite été devenu insoutenable. Il marmonnait et sentait l'alcool à plein nez et ses mains d'ouvrier, grandes et rugueuses, semblaient vouloir écraser les faibles membres de la jeune femme à chaque mouvement.

Se mordre les lèvres. Ne pas y penser. Ce n'était pas son premier, ce ne serait pas son dernier.
Mais quand il lui tira les cheveux brusquement, elle ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise et de douleur, faisant mine de vouloir se dégager de son étreinte. Un sentiment de peur s'était installée en elle. Les yeux doux de l'homme qu'elle avait vu au café quelques heures plus tôt étaient devenus ceux d'un animal fou. Il posa sa poigne sur son cou, l'insultant pour la faire cesser. La tête de Romana cogna d'un coup ferme la porte derrière elle, et elle en resta le souffle coupé, la bouche entrouverte, cherchant l'air comme une noyée.

Spoiler:

Romana savait que personne ne viendrait l'aider - ce n'était pas dans la politique de la maison et elle-même ne s'bougeait pas plus les fesses pour venir en aide à une âme en peine ayant affaire à un client brutal ou saoul et ça même quand ses cris résonnaient dans tout le quartier... C'était ça, la loi de la rue. La loi de la jungle... Romana ne pouvait que compter sur Alice. Toutes les deux, elles s'étaient fait la promesse silencieuse de fermer les yeux sur leurs règles de survis pour être la main qui sauvera l'autre de la noyade, la tirant à la fine surface que peu d'filles de la rue avaient la chance d'atteindre. Mais à cette heure-là, Alice arrivait tout juste au café. Elle posait son manteau, peignait de ses doigts son épaisse chevelure, lançait des baisers aux hommes ravis et impatients et délassait son corset. Elle ne viendrait pas pour elle.

Romana ferma les yeux, mordit l'intérieur de ses joues. L'homme lui avait attrapé les poignets pour qu'elle cesse de tambouriner son torse de ses poings sans force; ses mains sentaient le charbon et semblaient vouloir lui broyer les poignets. Elle était hystérique, la p'tite! S'agitant plus les insultes et les coups pointaient, secs, soudains, violents. Elle trébucha sur des ordures et débris entassés à côté de l'encadrement de la porte, quand une voix derrière eux résonna.
Pas très impressionnante, cette voix, mais dans l'esprit de Romana, elle sonna comme le salut. Dans une conscience faible, elle entrevit une silhouette, un espoir, infime, mais bien présent. Alice?

" M'sieur arrêtez ! C'est pas comme ça qu'on traite une femme ! "

Le vieux gaillard lâcha sa proie, se retournant tout aussi surpris que la petite rousse vers la courageuse (ou inconsciente, ça dépendait des points de vue) dame qui se tenait devant eux, mal-assurée mais pleine de bonne volonté, ça ils ne pouvaient pas en douter.

Ce n'était pas Alice, non, pas Alice la blonde la belle, glorieuse et douce Alice se posant comme un ange entre l'agresseur et sa victime, mais une femme à la peau assombrie par le jour qui fuyait, des cheveux bruns, deux yeux brillants dans l'obscurité. Romana à même le sol et le souffle encore faible fixa entre l'effroi et l'admiration la plus soumise celle qui venait surement de lui sauver la vie. Le danger demeurait, le danger était gros, vieux, titubant peut-être mais des yeux crachant l'alcool qui faisait bouillir son sang.

"Approchez pas ! Allez-vous en m'sieur et... et j'dirais rien !"

Un objet en métal brilla dans la pénombre de la ruelle. Romana se releva maladroitement. Un couteau? Non, mais une paire de ciseaux, faible artillerie pour sa sauveuse qui risquait de ne pas tenir plus longtemps qu'elle.
L'homme avançait, marmonnait - personne ne comprenait plus rien à ce qu'il sortait de la bouche de ce pauvre homme, c'était les mots d'un fou, d'un sourd, d'un homme saoul . Romana frotta ses poignets douloureux, échevelée, en colère, les yeux lançant des éclairs, humiliée, frappée, chair de la rue qui exigeait un minimum de respect. Elle attrapa dans les saletés sur lesquelles elle avait chu un bout de bois pleins de termite, de la longueur de son avant bras, lourd et craquelé, et l'écrasa de toutes ses quelques forces sur le crane du client.
Il grogna, cria, tombant à genoux sous le coup de la douleur et la surprise, mais déjà la prostituée lâchait son arme et attrapait le poignet de sa sauveuse, courant dans la ruelle.

" Vite! 'Faut pas rester là, m'dame! "

Un réflexe de survis qu'elle ne pouvait bâcler: elle ne laisserait pas derrière celle à qui elle devait la vie et probablement un repas offert pour ce soir.

Spoiler:

Romana semblait essoufflée, atrocement essoufflée, comme si pendant toute la course elle avait retenu fermement sa respiration, courant en apnée jusqu'à ce que sa sauveuse l'arrête. Durant son premier mois à la rue, il n'était pas rare qu'elle fasse une syncope en pleins travail. Elle avait peur. Alors elle retenait sa respiration, jusqu'à ce que ce soit terminé - et il suffisait d'un client un peu long à la détente pour que la demoiselle voit tourner le paysage et finisse sa besogne dans les bras de Morphée. Ça lui avait valu beaucoup de dangers et de potence impayée; elle avait appris comme toutes à faire face, coute que coute.
Et ça faisait longtemps qu'un accident pareil ne lui était pas arrivé...

Reprenant sa respiration, Romana écarta d'un geste de bras la femme qui s'approchait vers elle, complaisante. Pas brusque, mais clair. Elle n'était pas encore en état de parler. Elle allait bien, elle avait mal, mais c'était la vie, elle tenait à se montrer plus forte qu'un ivrogne même devant une âme amicale, elle ne pouvait pas s'en empêcher. Elle se plaindrait plus tard, mais pour l'instant elle avait juste besoin d'air.

"Merci." lâcha t-elle finalement, redressant la tête vers elle. "... Pour l'avoir arrêté. C'aurait pu vous amener des soucis, mais vous l'avez quand même fait alors..." Elle bredouillait, maladroite, ça l’agaçait. La jeune fille ferma les paupières, gardant un instant de silence supplémentaire pour laisser le temps à sa gorge de se remettre.Puis s'adossa au mur d'un des immeubles sales qui encadraient la place, la regarda, elle, sa sauveuse, l'inconnue, avec son air gentil et qui avait sur son visage comme les marques de la rue.

" Moi c'est Romana.

Spoiler:

Déjà elle l'aidait, la guidait, l'asseyait, lui tendait des mouchoirs - son air était doux mais ses gestes vifs et Romana n'eut ni le temps ni le courage de protester. Quelques contacts humains ne lui feraient pas de mal, après tout, elle qui se méfiait de tout et de tout le monde. Pas facile de se faire une place ici quand on venait de là-haut avec en prime une réputation de folle.

La sauveuse avait un nom, et c'était Ninie. Un surnom, plutôt, ça avait déstabilisé Romana. Devant la chaleur de cette femme, elle ne savait plus quoi faire. Elle accepta le mouchoir humide et le posa sur son visage, yeux clos. Elle se sentait mieux. Elle s'était calmée, ses jambes ne tremblaient plus, ses poumons ne s'affolaient plus.
Elle écoutait Ninie, sagement, comme une petite fille, la regardait parfois avec une teinte de curiosité et une surface indifférente mais respectueuse. Elle observait. Ninie, quand elle parlait, on entendait la femme de la rue, celle des coins sombres et des trottoirs, jambes ouvertes et dents serrées. Elle avait été prostituée. Pas si difficile à deviner, sa gentillesse, le sauvetage, le conseil.
" ... Z'avez été comme nous, vous? " jeta t-elle avec une réelle interrogation après avoir laissé passer un silence.
Romana plia le mouchoir de ses doigts, ses mèches rousses collées à son visage. Elle était pensive, un peu perdue.

" J'ai une amie avec qui je reste, les nuits. Mais elle n'était pas encore arrivée quand le monsieur est venu me voir; puis vous savez il avait pas l'air bien méchant... "

Romana baissa les yeux vers ses mains. Dieu qu'elles étaient frêles, fragiles! Incapables de protéger leur propriétaire, de porter le moindre plateau, de tuer qui que ce soit, d'attraper le bras d'un ami. Elle les ouvrit, le mouchoir dans les mains, encore humide. Pourquoi des bandages? Elle ne se souvenait plus. Ses mains étaient douloureuses, c'est tout. Ça pouvait être n'importe quoi, n'importe qui, n'importe quand. Elle s'en souciait guère.

" Surement. Ou alors j'me suis brûlée en travaillant... Au café. " murmura t-elle, perdue dans sa réflexion, les sourcils froncés comme si ces bandages étaient devenus un réel mystère à ces yeux. L'usure avait dû assécher sa peau. Une peau sèche et fragile se brise et saigne facilement. Qu'importe, ce n'était pas à ses mains que les clients s'attaquaient, le plus souvent.
Elle releva les yeux vers la femme nommée Ninie. Elle levait les yeux, elle ne cherchait pas à avoir le regard plus haut que le sien, comme elle aimait le faire avec de nombreuses personnes. Ninie devenait petit à petit une de ses rares personnes que la petite rousse observerait d'en bas, comme une enfant.

" J'n'sais pas si j'aurais eu vot' courage si j'étais sortis de c'trou, moi je suis pas une fille solidaire. "

Elle s'arrêta dans son élan, se rabrouant une seconde. Toujours cette fichue habitude de vouvoyer la moindre personne à peu près respectable à ses yeux.

" Tu es gentille, mais n'cherche pas trop à me plaindre, reprit-elle. J'suis forte. Il le faut, sinon on a plus l'espoir... "

Les discours n'étaient pas son point fort mais elle n'aimait pas qu'on la dorlote à ce sujet. Oui, les prostituées avaient la vie dure et un peu de compassion était la bienvenue. Mais elle acceptait rarement de s'étendre sur le sujet. Il fallait bien qu'elle tienne moralement, qu'elle oublie un peu, sinon elle serait tout le temps triste et elle s'effondrerait. C'tait pas une vie ça, mais ça restait la sienne.

" Et toi, qui es tu maintenant? "

Il y avait de la chaleur dans les gestes de Ninie-la-Noiraude. Pas cette chaleur-là, que dégageaient les hommes sortant des bars et qui l’appelant d'un mouvement de bras brusque rependaient sur elle leur chaleur violente et leur odeur d'alcool. Non, celle de Ninie-la-Noiraude n'avait rien à voir. Elle était douce. Chaude, oui, mais chaude comme une grosse couverture ou un bol de soupe un soir d'Hiver. Dans ses mains qui avaient pris les siennes, dans son regard qui les examinait, dans sa voix qui lui disait qu'avec elle elle était hors de danger, il y avait un bon feu devant lequel la rouquine se blottissait. Pourtant, on est jamais hors de danger lorsqu'on est Romana Vaclavska, paranoïaque gamine folle à liée; mais elle ne pouvait pas s'en empêcher, ses muscles se détendaient, ses traits s’adoucissaient et elle levait son regard de gamine sur celui de Ninie, buvant ses mots, retrouvant le bout de jeunesse qui avait refusé de s'écraser sur le bitume, qui s'était accroché à ses jupes et qui pointait parfois le bout de son nez, timide, mais là, bien là. En cet instant, la femme était partie, la petite fille avait pris place. La petite fille pragoise jetée par ses parents dans le grand paris, jetée par son frère dans le bas paris. Jetée. Comme un journal qu'on a déjà lu. Mais la chaleur lui donnait de la force, et la force lui donnerait du courage, et le courage lui permettrait de se lever le matin, et se lever le matin ferait d'elle une femme vivante.

" Oui. "

Tout simplement oui. Oui maman, oui madame. Oui tout court, oui point barre alinéa à la ligne.
Romana baissa la tête.

" Je te dois beaucoup, Ninie. Et c'est bien de voir une fille la tête hors du trou. Ça rassure... "
Elle aurait pu l'être tout autant. Elle le savait, oh, elle le savait tellement.

" Mon café il veut de moi parce que les clients du jour sont les clients de la nuit et que le patron tire du bénéfice à chaque fois qu'un homme au café me veut. C'est comme ça que ça marche, un casse-pipe marche avec l'autre. "
Et si elle savait, cette pauvre Ninie, d'où venait Romana? Si elle était là c'n'était pas la faute du bon dieu. Ni même celle du bon diable, non, c'était juste la sienne, rien qu'à elle.
Elle la fixait de nouveau. Pas de force, pas de courage, pas ce regard vif et insolent qu'elle abordait si souvent. Gamine.

" Mais je chercherais quelque chose. "