Le bal de l'Opéra avait toujours fait rêver la jeune Margot Chalopin. Quelques unes des meilleures danseuses s'y rendaient, auréolées de leur seule gloire, dans des toilettes à faire pâlir d'envie les duchesses, et elles y étaient courtisées par le tout-Paris. On y dansait, on faisait ce qu'on voulait : c'était forcément le paradis ! Hélas, à dix francs l'entrée, quand on gagne quelques sous le jour, c'était un peu compliqué...
Alors, quand les affiches annonçant le bal de cette année fleurirent, un peu partout, l'esprit de notre petit rat se mit en branle. Elle profita, un soir, de l'inattention d'un abonné qui avait un peu abusé du champagne - et qui était très attentif, en fait, mais pas à surveiller ses poches - pour subtiliser deux places de bal qui en dépassaient. Victoire ! ... Puis elle se sentit bête et se demanda quoi faire de la deuxième place. La vendre était alléchant, et lui permettait de se fournir pour avoir un joli costume... mais y aller seule n'était pas drôle, et elle avait une grande envie d'épater quelqu'un... Après une hésitation feinte qui ne trompa qu'elle, elle finit par proposer sa deuxième place à son voisin Le Guélec, avec un semblant de désinvolture qui ne trompa que lui, et tous deux convinrent d'un rendez-vous devant les colonnes du palais Garnier.
Elle l'attendait, à présent, son trublion de voisin, habillée d'un domino plutôt élégant - constitué principalement d'éléments de costumes et de vieux tutus, habilement cousus ensemble. Elle avait mis son corset du dimanche, agrémenté de petites broderies simples, qu'on devinait sous le gaze... Margot avait même songé à Madame Champmézières : n'eût été son petit larçin, pour sûr que la dame eût été fière de ce que la jeune fille avait concocté ! On sous-estime toujours l'intelligence des demoiselles, qui semblent fort sottes pour tout ce qui importe au monde, mais elles développent des trésors d'ingéniosité pour être belles et plaire, à peu de frais... Alors elle attendait, Margot, si fière... Elle eut tout de même un pincement au cœur, en voyant passer une femme magnifique, qui descendait d'un fiacre avec des airs de princesse, au bras d'un homme tout aussi sûr de lui, tout aussi princier. Oh, bien sûr, elle faisait pâle figure, la gamine, à côté... Et pourtant, n'entrait-elle pas par les colonnes pour la première fois ? Quelle revanche c'était... ! Comment pouvaient-ils comprendre, ces gens-là... ?
Et puis tout de même, elle était bien mignonne, cette petite Colombine qui attendait... Elle guettait le signal qu'ils s'étaient donnés, avec Yann - une chanson que celui-ci devait fredonner en arrivant. Alors Colombine tendait l'oreille - faute d'ouvrir grand les yeux et de reconnaître l'Arlequin qui attendait, à deux pas. Et puis, s'impatientant, elle soupira, tourna sur elle-même... Son regard se posa sur cet Arlequin qui semblait attendre aussi.
- Hé mais c'est toi... ?!
Décidément, oui, elle était mignonne, cette Colombine. Elle avait un petit masque noir qui lui dévorait les yeux.