Que Madame Forestier se rassure, le spectacle ne commencera pas tout de suite ! A cette heure, ces Messieurs-Dames se devaient bien de prendre d'abord quelque rafraichissement. Un buffet, au loin, a été modestement dressé. Des fauteuils couverts de velours rouge tapissent les côtés du grand hall, qui donnait l’illusion d’être une salle assez modeste, peuplée, encombrée qu’il était … Alors que vous entrez parvient à vos oreilles un quatuor pour piano et cordes, apprécié des salons – si les accents plaintifs des violons avaient percé la foule, le murmure du piano vous avait échappé jusque là.

Vous embrasserez sans doute la pièce du regard. Elle est toute de dorures et de damasquineries, dans un étalage qui aurait presque quelque chose de malsain au vu de la situation. Au loin, les artistes-égéries se sont voilées de noir … Un employé longiligne passe avec des verres de bon vin, en équilibre sur un plateau (« Madame ? », « Monsieur ? »). Le président, lui, semble s’être éclipsé à peine son discours prononcé …

Dans le temps qui vous est imparti, que ferez-vous alors ? Peut-être irez-vous parler à ce gros monsieur, là, qui fait tinter son verre en pérorant. Aurez-vous reconnu l'air imbu de sa personne de M. Athys ? Placé aux premières loges, il pourra peut-être vous répéter les meilleures parties du discours, dont il n’a pas perdu une miette ... Madame de Lambresac, quant à elle, s’est assise, seule, et agite nerveusement un éventail devant ses yeux clairs – elle a l’air soucieuse, et jette des regards hâtifs autour d’elle. Un homme élégant qu'on n'avait pas remarqué dehors se promène, l’air ennuyé parmi les convives …
Mais peut-être aussi avez-vous une connaissance à votre bras, des questions à lui poser, peut-être écoutez-vous ces pauvres musiciens, en seul vrai mélomane … A moins que vous ne vous soyez précipité vers le buffet, gourmant et fat que vous êtes !

Ah, la société, la belle société, qu'elle m'avait manqué ! Après avoir salué Madame Forestier avec toute l'élégance dont je dispose, j'ai eu la délicieuse occasion de converser plus avant avec ce Monsieur Sylvande. Il est flatteur, une qualité que je sais apprécier lorsqu'elle est usée à bon escient, mais peut-être un peu trop, et s'il est agréable à mon ego souvent tourmenté, je crois qu'il serait judicieux de s'en méfier. Enfin, pour l'instant, que peut-il ? Je ne suis pas de ceux qu'on jette à terre par intérêt, je n'ai aucune signification. C'est peut-être le plus grand drame de ma vie.

- A l'intérieur, Monsieur, réponds-je à Sylvande en entrant avec lui dans le théâtre, je pense trouver les habituels commentaires de plus ou moins bon esprit sur le discours que nous avons entendu. Certes, nous pourrions, au milieu de ceux-ci, déceler quelques indices.

A ceci près que je ne suis pas un investigateur et qu'il m'est arrivé plus souvent qu'à mon tour de négliger des évidences lors de situations impliquant une réflexion poussée. Voilà qui est lamentable et j'en ai conscience mais enfin la perfection n'est à la portée de personne.

J'avise un homme élégant à l'air maussade en train d'errer dans le théâtre, un homme dont la mise ne m'est pas inconnue, bien que je ne puisse la remettre. J'ai croisé bien des gens dans Paris, parfois dans des états qui ne me permettent pas aujourd'hui de m'en souvenir, et je suis curieux de ce gentleman ennuyé.

Dites-moi, Monsieur Sylvande, sauriez-vous mettre un nom sur le visage ennuyé de ce promeneur ? demandé-je à tout hasard à mon interlocuteur en désignant l'homme du menton.

Madame Pentois est accrochée à son bras. Elle fait de petits pas, de tout petits pas qui les ralentissent. Qu’importe, Maximilien ne s’agace pas, ils atteignent déjà l’entrée. Que de monde ! La belle société est là, dépassée par elle-même, fatiguée par son propre brouhaha. Maximilien se dit que, maintenant qu’elle lui a permis d’entrer, il ne pourra plus se débarrasser de cette petite dame aux allures de grande. Tant pis, c’est lui qui mènera la danse.
Déjà, il cherche la scène intriguante, frappante, celle qui fera un article passionnant, croustillant. Un vrai article. Peut-être glissera-t-il quelques mots sur cet orchestre oublié au fond de la salle, que personne ne semble écouter. Peut-être osera-t-il parler de la Lambresac, absolument angoissée. Peut-être, aussi, abordera-t-il avec poésie le buffet alléchant sur lequel certains se sont déjà précipité. Ou peut-être parlera-t-il de l’inauguration, tout simplement, car il est là pour ça, tout de même. Mais il sait bien que les petits détails font les grands événements.

-Regardez-donc de ce côté, Madame. Ne trouvez-vous pas que Madame de Lambresac paraît quelque peu agitée ?

Commérages. C’est le mot d’ordre dans cette société et Le Fouineur compte bien en jouer…

- Des indices, vraiment ?

Lionel hochait la tête, pensif.

- Je ne suis pas certain - si vous me permettez cette objection - que les gens du monde aient la moindre information. Ce sont eux qui ont été le plus durement touchés, je ne le nie pas ... Mais croyez-vous qu'ils aient vu quelque chose ? Qu'ils aient de vrais suspects en tête ? C'est parmi le peuple qu'il faut chercher, je le crois ...

C'était du moins ce que souhaitait la logique, n'est-ce pas ? En qualité de petit bourgeois, Sylvande n'avait pas tant côtoyé le bas monde, pas plus au fond que la haute société. Mais il lui semblait pourtant que si les criminels existaient partout, ceux qui attaquaient d'en bas étaient tout de même plus violents ... Cependant, Cyrus ne semblait pas l'avoir écouté - ou entendu. Lionel, docile, se tut et avisa l'homme élégant qu'on lui désignait.

- Je ne saurais dire, j'en ai peur. A sa mise, il semble important ... Et je n'ai pas eu l'heur de lui être présenté.

Il hésita un instant et ajouta, avec un petit zeste de malice.

- Mais nul doute que ce monsieur a de belles choses à dire. Je sais que les usages le déconseillent, mais nous aurions tout intérêt à lui faire signe.

Après tout, sa mise ennuyée lui était sympathique, à lui aussi.

Parler à un homme sans lui être présenté ? Voilà qui est contraire à toutes les règles de bienséance et je ne saurais le faire de mon propre chef. Non, vraiment, certaines règles se doivent de n'être jamais bafouées. Et puis que penserait la Forestière de moi si je m'avisais de faire une chose pareille ? Non, non, non, pas comme ça. Enfin, surtout... pas tout seul. Si mon interlocuteur se lance le premier, ce sera différent.

- Lui faire signe ? lâché-je quand même d'un ton peut-être un peu trop outré. Mais vous n'y pensez pas ! Nous serions considérés comme deux audacieux... Et Dieu sait comment ce sera accueilli.

Mes paroles sont pourtant appuyées d'un sourire un peu trop malicieux, reflétant certainement mon envie de faillir aux règles imposées et ma terreur panique à l'idée d'avoir moi-même cette audace. De toutes façons, si nous sommes bien accueillis, cela ne peut être que positif : ce monsieur semble d'une société tout à fait respectable et, pour mon interlocuteur comme pour moi, ce sera un contact utile. J'espère.

Madame Pentois, suspendue au bras du jeune homme, pérorait tranquillement, grise et fade, parmi les couleurs chatoyantes des robes de soirée. Sans doute cette femme avec son chapeau ridicule n’était-elle point la personnalité la plus prestigieuse de tout ce beau monde … Mais après tout, elle avait pu entrer. Il faut toujours se méfier des gens du monde : ce ne sont pas toujours ceux qui ont la parure la plus clinquante qui sont les plus arrivés … - Madame de Lambresac ? Allons, laissez cette pauvre femme en paix, elle a déjà enduré assez de revers comme cela, vous ne croyez pas ? Elle lança un regard éloquent à Maximilien – pour elle, il ne faisait pas de doute que ce dernier savait de quoi il était question, n’est-ce pas ? - puis se dirigea vers le buffet pour y prendre une coupe de champagne. D’autorité, elle en mit une dans la main de son interlocuteur.

- Que pensez-vous de la musique ? C’est tellement dommage que Mademoiselle Bellis ait décliné l’invitation au dernier moment – moi qui me réjouissait de l’entendre chanter … D’ailleurs, ma fille aime beaucoup la musique, vous savez. D’ailleurs elle chante à merveille, vous devriez venir l’écouter, un après-midi.

Bon, il n’y avait plus à tortiller : les intentions de Madame Pentois devenaient claires.

Le manège de nos deux amis n’attira pas l’attention de l’élégant en costume, c’est à déplorer. Il continuait, seul à tranquille, à traîner son ennui, un peu tristement. Qui sait ? Avec un peu d’audace supplémentaire, un peu de folie douce, comme disent certains … Peut-être même que Messieurs Holland et Sylvande s’apprêtaient-ils à quelques audaces mondaines, mais un homme s’approcha et s’inclina devant eux. - Messieurs, je vous salue. En directement de Cyrus, il ajouta : - Monsieur Athys, artiste, pour vous servir. A qui ai-je l’honneur ? Avant de demander à Sylvande, d’un air étrangement plus froid :

- Cela fait longtemps qu’on ne vous a vu en cérémonie, vous. Mes textes que l’on vous soumet sont-ils si complexes, pour qu’ils vous prennent ainsi tout votre temps ?

Et, tour à tour souriant envers Cyrus, un peu cassant vers Lionel, il semblait se demander comment ces deux antithèses d’hommes avaient pu se rencontrer.

Ce jeune homme à l'accent étrange ne manquait pas d'audace, et il fallait bien dire qu'en cette triste matinée, Jean de Fréneuse s'ennuyait. Aussi se surprit-il à attendre celui qui avait utilisé son nom, sa mise (sa réputation, peut-être ?) et qui était resté au seuil du Théâtre. Aussi étrange que cela puisse sembler, le jeune homme accepta la fouille, avec un air ... presque satisfait ! Jean songea avec un sourire à tous ceux qui auraient fait un scandale, auraient appelé au respect de leur Famille et de leur Nom - des choses somme toute bien naturelles ...

« [...] Alors, vous venez d’un grande famille français ? Tout ceci, ce doit être un amusement, pour vous. Je vous divertis aussi, n’est-ce pas ? »

Jean haussa un sourcil et, prenant une coupe de champagne au vol sur un plateau qui passait là, répondit :

- Je dois avouer que ce genre de cérémonie m'ennuie au plus haut point. Je n'y suis que parce qu'un ami ...

Mais il s'arrêta : point n'était besoin de détailler sa vie à un étranger, n'est-ce pas ?

- Mais dites-moi plutôt d'où vous venez. Vous n'avez pas l'air assez martial pour être prussien ... Tant mieux pour vous, d'ailleurs. On vous en veut encore, vous savez ?

Il en vint à espérer qu'il parlait bien à un allemand ou un prussien. Et il eut un drôle de sourire, alors qu'il portait la coupe déjà presque vide à ses lèvres - quelque chose de presque mauvais, ou d'un peu triste.

Quand il vit approcher Alfred Athys, Lionel ne put réprimer un profond soupir. Reculant d'un pas, laissant M. Holland affronter la bête, il dut bien faire face à ce qui était un de ses ennemis dans le monde. Cet homme, d'apparence bien peu agressive, était en effet un farouche adversaire de son avancement dans le monde - et ce depuis que Sylvande avait refusé un de ses textes, visant d'autres hauteurs. Il fallait craindre, pourtant, les rancoeurs de ce bonhomme. Les jeunes gens ne le prenaient peut-être pas toujours au sérieux, mais il était apprécié des vieilles douairières et des bourgeoises respectables. Déplaire à Alfred Athys revient souvent à perdre toute chance de trouver une vieille protectrice ou un bon parti ... Dans son audace et sa juvénile confiance, Lionel ne pensait pas en être arrivé là, cependant. Dressant le nez, il finit même par répondre :

- Vous n'imaginez pas, Monsieur, à quel point la poésie est complexe pour un homme comme moi. J'aurais mieux fait, je le sais, d'apprendre un texte de vous, les vôtres ont le mérite d'être bien ancrés dans les réalités, sans perdre en qualité littéraire ...

Tentons toujours ... Et donnant un léger coup de coude à Cyrus Holland, il lui murmura à part :

- Et maintenant, que faisons-nous ? Je n'ai pas très envie d'avoir cet importun dans les jambes ...

En outre, il semblait un peu trop gêné pour qu'il n'y ait pas anguille sous roche.

Madame Pentois donna une pichenette au bras de Maximilien, d'un air ravi. - Mais c'est que vous posez les bonnes questions, vous ! A vrai dire, on ne sait pas trop, c'est bien là le problème ... Je pense à un caprice de diva, ce serait bien son genre après tout. On la connaît, on l'admire ... Ça vous tourne rapidement la tête d'une femme, ça. Puis, sautant du coq à l'âne, elle continua, bavarde, tout en se dirigeant vers les petits fours. - Mais je comprends Mademoiselle Bellis. Qui n'aurait pas peur de remonter sur scène après tout ça ? Et il y en a d'autres, des artistes, qui ne veulent plus exercer leurs métiers. Il paraît même qu'une danseuse aurait voulu tout arrêter et entrer en religion - si ce n'est pas cocasse, une danseuse !

Elle pouffa et reprit :

- Cela dit, depuis l'affaire, il y en a pas mal qu'on ne voit plus dans le monde ... Tenez, ce soliste qui jouait à l'Opéra ... Il y a la petite danseuse, là, qui était sur scène, à côté de ses camarades et qui s'en est sortie - la maligne avait eu l'idée de se couvrir la tête de sa tunique. Les premiers rangs ont vu ce qu'ils ont vu, mais au moins, elle a couru dans les coulisses, et n'a pas été touchée ... Oh, et Madame Le Roux ne sort pas encore, on dit que la douleur l'a anéantie ... La pauvre ... Et puis Madame de Lambresac est bien malheureuse aussi, à la voir ...

Arrivée devant le buffet, elle relâcha le bras du jeune homme et piocha, très digne, parmi les petits fours. Elle en goûta un du bout des lèvres, hocha la tête d'un air entendu et l'avala tout entier. Elle semblait énumérer tous ces noms à la légère, sans vraiment y prêter attention - et sans éprouver cet effroi dont tous ces gens, connus ou inconnus, seraient frappés.

Alfred Athys fronça les sourcils devant ce qu'il prit, à tort ou à raison, comme de l'impertinence. Il prit une grande inspiration, se gonflant comme un dindon, et répondit avec humeur : - Sylvande - Quid du Monsieur ? - je n'ai que faire de vos moqueries. Je suis assez surpris de voir, Monsieur, vous qui semblez avoir tant de chic, que vous fréquentez un aussi singulier personnage. Mais j'y pense, peut-être voulez-vous un petit four ? Et se dirigeant vers le buffet, il attrapa Cyrus et lui glissa : - Si j'étais vous, je me méfierais de cet homme-là. C'est un arriviste. Et revenant à sa place, l'oeil droit fixé sur Lionel :

- Mais où ai-je la tête ? Sans doute en vouliez-vous aussi ?

A ce rythme-là, la situation risquait de bien vite dégénérer ...

Spoiler:

Mais à cet instant, la musique s'arrêta et tous les visages se tournèrent vers l'endroit où se tenaient Mesdames Forestier et de Lambresac accompagnées de Messieurs les directeurs de l'Opéra(toujours au nombre de deux) et M. le Président. Les tintements de verre se turent, on retint son souffle. Le premier directeur (un grand maigre qui semblait s'être ressérré avec son costume) prit la parole :

- J'ai l'honneur de vous annoncer que le récital commencera dans trente minutes. M. le Président, que nous remercions pour sa présence, son discours, visant à nous rappeler les valeurs de notre République, et pour sa sollicitude - car c'est grâce à lui que ce lieu magnifique - il insista sur ce mot. Le théâtre était pourtant tout sauf magnifique, il était clinquant - ouvre si vite. Nous pourrons ainsi rendre hommage à nos disparus, avec tout le recueillement possible. Cependant ...

Il fit une petite pause, reprit son souffle :

- Nous avons le regret de vous confirmer l'absence de mademoiselle Bellis qui ne pourra chanter ce soir, étant un peu souffrante. Elle nous a cependant chargés de vous exprimer ses plus sincères condoléances en des temps si sombres ... En son absence, le rôle sera interprété par Mademoiselle Elvira, la grande cantatrice romaine qui nous vient de la Scala, tout spécialement. Elle a même promis de nous interpréter, en sus, un morceau de M. Rossini tout à fait inédit en France.

Et une jeune femme brune, à la poitrine généreuse, au teint poudrée et aux lèvres rouges comme une cerise fit son apparition, sous les applaudissements épars. Plusieurs femmes firent la moue, et on vit même quelques silhouettes de dignes douairières quitter la salle, tout aussitôt. Du Rossini, était-ce une si bonne idée ... ? La robe de deuil que l'artiste portait ne suffisait pas à effacer son air chaleureux et gai, ces yeux qui semblaient découvrir Paris avec fascination, et son sourire, qui rendait les hommes oublieux.

La cérémonie va bientôt toucher à sa fin. S'il est toléré de discuter pendant un spectacle d'habitude, peut-on se le permettre dans le cadre d'une cérémonie marquée par le deuil ? C'est le moment d'explorer les derniers recoins des âmes, de faire éclater les non-dits, les chuchotements : il n'est pas dit qu'à la fin du spectacle, dans les tristesses conventionnelles et les déplorations émues (mais du Rossini ? Sommes-nous bien toujours en contexte de deuil ... ?) vous puissiez retrouver votre interlocuteur, ou le ferrer sur le même sujet ...

Diantre, voilà que les esprits s'échauffent. Je n'aurais jamais pensé que ce monsieur - fort bien de sa personne, cela va de soi - viendrait à nous et entamerait la discussion sur un ton si... si froid. Cette froideur cependant ne me semble pas destinée et le fait qu'elle soit réservée à Sylvande ne m'incite guère à considérer le nouvel arrivant avec bienveillance : après tout, quel homme du monde montrerait si clairement ses inimitiés ? Voilà qui ne se fait guère. Et lorsque les feux croisés des deux mondains me permet de souffler, ayant juste eu le temps de lâcher mon nom au détour d'une phrase, je me retrouve happé par Athys près du buffet afin d'entendre une confession pour le moins hilarante au sujet de Syvlande. Arriviste. Hé bien, qu'est-ce que cela peut me faire ? Ce n'est pas comme si je pouvais lui être d'aucune utilité.

Calmer les esprits semblerait la priorité mais je n'aime guère le conflit. A dire vrai, je l'ai en horreur. Tant que j'ai envie, maintenant, de me perdre dans la foule et d'aller gagner mon siège afin de m'y faire oublier. Hélas ! C'est une opération impossible.

- Monsieur Athys, lancé-je de mon ton le plus sucré et agréable, que pensez-vous de cette curieuse idée qu'ont eue nos hôtes de faire jouer du Rossini ? N'est-ce pas terriblement peu adapté ?

Je lance un regard à Sylvande, espérant qu'il le remarquera et s'empressera de profiter de mon détournement de conversation. Dame, j'aimerais savoir ce qu'il a fait à ce Monsieur Athys pour le rendre aussi aigri !

- Après cet attentat, on aurait espéré un peu plus de tristesse et de contrition de la part de Messieurs les Directeurs, poursuis-je sans vraiment écouter mes propres paroles. Ils risquent bien de se voir traités de scandaleux...

Le problème de M. Athys était sans doute que tout le rendait aigri. S'il en voulait à Lionel, c'est qu'il avait préféré offrir sa notoriété montante à un autre théâtre - et qu'il l'avait fait, sans doute, en manquant un peu de tact. Or M. Athys étant d'un orgueil démesuré, comme beaucoup en ce bas-monde, l'offense était mal passée. Ayant passé l'âge des duels - et ayant en face de lui un homme qui n'avait pas la condition pour, il s'était affairé depuis à parsemer son chemin de pièges et d'explosifs. Cela n'avait pas trop marché, cependant : quand les colères de M. Athys visaient des femmes de mauvaises vie, des divas capricieuses ou des concurrents médiocres, cela passait. Quand il visait l'un des invités de la Présidente, cela passait tout de suite moins. Lionel fut reconnaissant à Cyrus de sa tentative, mais il ne voulait pas s'éclipser - trop heureux d'avoir trouvé un interlocuteur qui daignait le considérer. Après tout, on l'applaudissait sur scène avec enthousiasme et on l'invitait. Mais il gardait l'amer sentiment d'être invisible, dans les soirées et cérémonies. L'attention que lui accordait Cyrus avait quelque chose de bienfaisant, dans cette atmosphère étouffée et fermée où il se mouvait sans grâce. Dans tous les cas, il saisit l'opportunité de saisir le sujet au vol, et renchérit :

- C'est bien dommage en effet. Non que Rossini ne fasse pas une excellente musique, mais ça n'a pas sa place dans ce genre de cérémonies ...

Et, devenu soudain grave, il se tourna vers Alfred Athys :

- Et ça, Monsieur Athys, malgré tous nos différents, nous tomberons d'accord là-dessus.

C'était clairement lui tendre la plume pour signer l'armistice. Il eût pu, sans doute, s'en tenir là. Mais le sujet le touchait de près, quand on sait que la cantatrice absente était celle-là même qui l'avait fait naître au monde du théâtre, et celle-là encore qui l'avait poursuivi, depuis l'affaire de l'Opéra, quand il avait pris ses distances - comment parler à cette troupe qu'il avait quittée avant la catastrophe, et qui s'était vue mutiler ?

- Mademoiselle Bellis sera surprise de l'apprendre, j'imagine. On transforme en simple concurrence - peut-être même en simple concours - ce qui était annoncé comme un spectacle d’hommage. Je la connais et ... Même auprès d'elle, c'est ... Un drôle de choix, je trouve.

- Vous faites, rectifia-t-il, distraitement. Je crains que nous ne fissions la fête que très tristement ... En s'enthousiasmant pour du Wagner, chez certains ... Et vous voyez ... - Il désigna la Forestière qui s'éloignait, altière, vers les places assises. - Cette dame aime Wagner jusqu'à l'adoration, et voudrait qu'on le jouât partout en France.

Puis montrant la Lambresac qui restait à sa place, en jetant à l'italienne des petits airs pincés :

- Celle-ci est plus ... Traditionaliste. Elle trouve Wagner décadent, choquant, inconvenant. Il lui faut du Gounod.

Il continua à embrasser la salle du regard. Trop de visages connus, trop de douleurs parodiées, trop d'indifférences ... Devant cette italienne au visage ouvert et rayonnant, devant cette métamorphose de ce qui eût dû être une cérémonie de deuil, il ne se sentait pas à sa place. Tout cela n'était qu'une vaste mascarade, une de plus. Il en vint presque à souhaiter qu'on fît exploser tout ce beau monde, en châtiment - mais en châtiment de quoi ... ? Machinalement, il s'approcha du buffet, déposa son verre pour en reprendre aussitôt un. Le champagne, cependant, lui montait vite à la tête, et c'était à mots déjà pâteux qu'il reprit :

- Mais mon jeune ami, vous professez des opinions bien peu orthodoxes. Si vous souhaitez être admis parmi ces gens-là, il faut apprendre à leur dire ce qu'ils veulent entendre, et à garder au fond de soi ce que l'on pense vraiment.

Et levant son verre en un toast grotesque :

- Pour ce que je pense de Wagner, de Gounod et des autres, moi ... !

Il préférait prôner l'universelle indifférence - dilettantisme des cœurs fragiles.

Peut-être que ce Sylvande a des défauts que j'ignore encore, un arrivisme démesuré, une tendance à utiliser son prochain à des fins toutes personnelles, que sais-je ! Mais en tous cas, il a pris avec brio la perche que je lui tendais afin de faire cesser le conflit. Je n'aime pas les conflits. Ils me font le teint brouillé. Je suis à un rien de pousser un discret soupir de soulagement et de servir mon plus beau sourire et mes plus précieuses remarques quant à cet attentat si tragique quand, hélas, le jeune homme reprend la parole. Le sourire se mue en grimace inquiète et je me trouve muet devant une telle verve. On peut m'en croire : ce n'est pas là une chose commune. Mais c'est qu'annoncer tout de go ses accointances avec une cantatrice ne me semble pas être le meilleur moyen de se faire bien voir en société.

- Bah ! Vous savez comment est cette époque, tenté-je, à demi tremblant à l'idée d'un faux-pas, l'on préfère s'affronter que se recueillir et se rengorger que s'apitoyer. L'époque de la compassion est révolue, on lui préfère la dureté, parce qu'elle demande moins de temps et d'investissement.

Mais que diable suis-je en train de raconter ? Bien des fadaises philosophiques en lesquelles je ne crois même pas pour sauver la peau d'un inconnu – et surtout la mienne, sur le fil du rasoir dans cette ville où les coutumes sont à la fois si semblables et si différentes. Si l'on me demandait réellement mon avis, je me réjouirais de ce changement de programme, si moderne, si entraînant ! Cependant, mieux vaut me taire, je le crains, car peu de convives sauraient apprécier l'originalité de cette démarche.

- Que tout ceci est tragique ! conclus-je avec peut-être un peu trop d'emphase.

________
*ratlos : perplexe

Et c'est d'un air très sérieux qu'il renchérit à la suite des deux jeunes hommes, avec une voix où ne perçaient plus ni la rancœur ni l'agressivité :

- Eh bien oui, tout cela est tragique. Vous êtes jeunes, mais vous avez assez de plomb dans la tête pour en avoir conscience. Monsieur Sylvande, je vous sais gré de votre franchise On ne vous déniera pas que vous dites les choses telles qu'elles sont. Et je suis d'accord avec vous, ça n'est pas correct à l'égard d'e Madame Bellis. Mais nous, pauvres artiiiistes ...

Il eut un trémolo dans sa voix, et il eut un geste qui se voulait tragique.

- Vous parlez de dureté, mais vous ignorez sans doute à quel point est complexe la vie d'un artiste de nos jours, Monsieur Holland ... Laissez-moi vous ...

Il s'interrompit cependant car au loin résonnait un rire aigû proprement agaçant. C'était la cantatrice. Fronçant le nez, et passant une coupe à Sylvande, comme en un geste de paix - ou du moins d'armistice provisoire, il ajouta :

- Non mais je vous jure ... Assisterez-vous à cet indigne spectacle, ou trouverez-vous cela trop indécent ?

C'est alors qu'il plongea la main dans sa poche et en sortit des petits bouts de papier imprimés. Difficile cependant de déterminer ce qu'il tenait dans son imposante main ...

Lorsque son interlocuteur répondit, Jean tressaillit. La coupe lui glissa alors des mains et vint se briser au sol, dans un triste fracas. KLING !

- Je ... Sans doute, concéda-t-il. Mais en apparence seulement.

Alors qu'un des domestiques s'était précipité à ses pieds et ramassait les débris de verre, épongeait le champagne, il embrassa la salle d'un geste, sans trop prendre conscience que plusieurs regards s'étaient braqués sur lui. Il ne parlait pas trop fort, mais comme la tête lui tournait, il détachait les mots, uns à uns, comme pour être sûr de bien les comprendre lui-même - et il était donc, malheureusement pour lui, parfaitement intelligible pour ceux qui les environnaient.

- Beaucoup d'entre eux croient à leurs principes, leurs préceptes - c'est si rassurant de juger ce qui est convenable ou non, depuis son petit salon ... Si je me suis toujours comporté de la façon qu'on attendait de moi, j'ai peut-être le mérite - ou bien le malheur - de l'avoir fait sans illusion, sans y croire ... Alors à quoi bon ?

Il y eut, tout à côté, un murmure réprobateur auquel il répondit par un regard, qui eût bien pu signifier : Eh bien quoi, cela vous gêne ? Il fit alors un signe de tête à son interlocuteur, et avec une certaine froideur, ajouta enfin :

- Mais je vous encombre, avec mes états d'âme. Faites votre chemin, c'est sans doute ce que vous avez de mieux à faire. Tout ce que je disais n'était après tout qu'un conseil.

Le ballet des domestiques continuait, vaguement, avec un peu plus de lenteur, mais il ne parvenait plus à attraper un verre au vol, sur les plateaux qui tournaient autour d'eux. Il s'apprêta alors à sortir, sous les quolibets et les murmures.

Pardon, ce n'est pas très bon, je m'excuse. T.T

Hé bien, voilà qui s'annonce sous de meilleures auspices. Je ne puis nier être soulagé de voir Athys s'emporter dans de grandes envolées lyriques sur le difficile quotidien des artistes plutôt que sur l'impudence de Sylvande, c'est une situation plus confortable, quoique légèrement ridicule. Un petit sourire me vient aux lèvres en songeant que s'il savait ce que je fais de mes loisirs, ce Monsieur Athys ne serait pas si enclin à me traiter avec affabilité, et que sans doute il éviterait de mentionner la vie d'artiste en ma présence. Artiste je suis, peut-être, si l'on veut, j'en ai du moins la prétention, mais l'art que j'exerce n'a rien pour amadouer la société en laquelle je me trouve. Il paraît qu'un jeune homme de ma condition ne devrait pas écrire de romans scandaleux. Je ne vois vraiment pas pourquoi.

Le rire de la cantatrice interrompt Athys et la question qu'il pose à cet instant m'ôte tout sentiment de soulagement. Assister ou ne pas assister à la représentation ? Rossini a créé quelques splendeurs qu'il me plairait d'entendre, quoique j'accorde à qui veut l'horreur du drame qui s'est produit à l'opéra, et si Athys n'avait pas lancé cette interrogation, je ne me serais probablement posé aucune question. Mon regard s'éloigne vers Anne-Marie que j'aurais aimé revoir à l'intérieur, vers la Duchesse de Lambresac à ses côtés. Les deux rivales discutent sans doute de cette annonce pour le moins surprenante et je me demande si la Forestière décidera ou non d'entrer, d'assister à ce spectacle que l'on qualifie déjà de honteux. Quel dilemme...

- J'aimerais fort m'éclipser et ne pas donner à cet indigne spectacle des regards qu'il ne mérite pas, finis-je par dire avec emphase. Cependant, quelques-uns de mes amis se doivent d'y assister et j'ai promis de les rejoindre, quelle que soit mon aversion pour cet odieuse mascarade. L'honneur d'une promesse ne peut être brisé, vous en conviendrez sans doute.

J'agrémente ces paroles d'un grand sourire, espérant que cette justification quelque peu maladroite suffira à me sortir de ce mauvais pas. Enfin, nul ne remettrait en cause une promesse, quelle qu'elle soit.

Mon regard est attiré par les papiers d'Athys et, sans réfléchir une seconde à mes paroles, je lance :

- Est-ce le programme que vous avez là, Monsieur ? Il me plairait de me rafraîchir la mémoire sur les œuvres prévues à l'origine !

Spoiler:

Lorsque la cantatrice éclata de rire, Lionel eut un sursaut. Il saisit la coupe que lui tendait le dramaturge, un peu honteux, et la porta lentement à ses lèvres, l'oeil rivé sur ses interlocuteurs. Plus cela venait, moins il se sentait à l'aise, étrangement ... Puis l'interrogation du bonhomme retentit et Sylvande tomba des nues. Y aller ou ne pas y aller, telle était donc la question ? Il réfléchit, un peu laborieusement, il faut le dire, et finit par conclure que ce n'étaient pas aux gens comme lui de décréter ce qui était convenable et ce qui ne l'était pas. Il résolut de suivre la décision que prendrait la Forestière - décision semble-t-il déjà prise - et celle que ferait, peut-être, le dandy anglais qui se tenait à ses côtés.

- J'aimerais fort m'éclipser et ne pas donner à cet indigne spectacle des regards qu'il ne mérite pas ...

Tiens, il ne s'attendait pas à cela, devrait-il donc ... ?

- Cependant, quelques-uns de mes amis se doivent d'y assister et j'ai promis de les rejoindre, quelle que soit mon aversion pour cet odieuse mascarade.

Non, il ne devrait pas. Sylvande poussa alors un soupir qui sembla être de soulagement. Les temps étaient durs et il craignait de plus en plus, ces derniers jours, de se faire remarquer pour de mauvaises choses. Peut-être pressentait-il ce qui allait arriver, qui sait ... ? Le sentiment d'un scandale, de portes qui se fermeraient, de moqueries ou plutôt de haine ... Et la lente ascension réalisée pour des buts moins avouables fauchée en plein vol. Tel était peut-être son destin ... Mais il préférait le retarder le plus possible. Chose bien humaine, au fond. Il ne fit que hocher la tête en assentiment à ce que disait M. Holland : si on pouvait lui reprocher son franc-parler et son côté brut, il savait tout de même tenir sa place dans ses meilleurs jours, et il savait pertinemment que ce n'était pas de la bénédiction d'un garçon comme lui dont Cyrus avait besoin. Mais à la mention du programme, il se sentit en droit de répondre :

- Auriez-vous oublié ? On jouait le dernier acte de l'Hérodiade de Massenet, ce spectacle même qui avait été interrompu le fameux soir ... Cela dit, on peut trouver cela sinistre, comme mise en scène ... Je ne sais ce que vous en dites, mais moi, cela me met presque ... mal à l'aise ...

Oh, c'était sans doute ce qu'ils cherchaient, mais en toute naïveté, Sylvande eût préféré un beau Requiem dans une église - s'il était non croyant, les chants religieux le transportaient littéralement ... Il ressortait de l'église égal à lui-même, mais un instant, il avait eu l'impression de sortir de lui-même ... Et, taisant ses accointances avec l'athéisme (cependant bien connues du monde, possible maladresse !), il ajouta :

- Une messe pour les victimes aurait peut-être mieux convenu, c'est du moins mon sentiment.

Et il semblait fuir les regards de ses interlocuteurs, tout en souhaitant rester à leurs côtés. Lionel était un homme plein de contradictions.

- Ce jeune homme est manifestement ivre, j'aurais bien honte à sa place ... - Et, jetant un coup d'oeil à ses interlocuteurs, il ajouta avec une grimace - On peut être du meilleur monde, cela ne signifie pas que l'on sait se conduire ... Et j'ose espérer que vous éviterez cette engeance ... De toute façon ...

Il leva le doigt d'un ton docte et ponctuant ses paroles d'un air savant :

- On ne se méfie jamais des jeunes aristocrates. La plupart manquent bien cruellement de morale ... Mais j'oublais !

Il prit la main de Monsieur Holland puis celle de M. Sylvande et, sans autre cérémonie, leur mit les mystérieux feuillets dans les mains. Avec un air satisfait - était-ce un clin d'oeil que ce lourdaud vous adressait ?! - il précisa, sur l'air de la confidence :

- Ce sont deux invitations pour la première de ma future pièce. Public choisi, surprises sur scène et à la cérémonie ... J'espère que vous me ferez le plaisir d'y venir.

Et il jeta un regard éloquent vers les deux salonnières, de l'air de dire qu'elles seraient de la fête, avant de saluer et d'aller prendre place ... Car les invités, non sans décocher un œil noir à de Fréneuse, qui demeurait là-bas, ivre et stupide, s'en allaient entendre Elvira, l'italienne. La cérémonie touchait à sa fin.

Répondrez-vous à cette invitation ? Dit-on non à un individu si influent ? Pourquoi Athys avait-il invité ce jeune acteur qu'il abhorrait ? Les questions étaient encore nombreuses à n'avoir pas été élucidées