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 Fable moderne

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Jean de Fréneuse
J'ai bu le lait divin que versent les nuits blanches
Jean de Fréneuse

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MessageSujet: Fable moderne   Fable moderne EmptyLun 15 Aoû - 5:28


Les vies d'un rentier, d'un élégant, d'un bohème sont remplies de toutes sortes d'obligations. Chaque matin, dans le monceau de courrier, il fallait distinguer les télégrammes d'importance parmi les billets parfumés, les chiffres de la bourse dans les vastes colonnes imprimées, et toutes sortes de grandes et petites choses dans la masse des revues, des lettres d'amis et des publicités. C'était à cette mission ô combien périlleuse que s'était attelé notre homme, en ce dix-sept février 1896. Cela faisait deux jours qu'il dormait là, dans une petite chambre un peu poussiéreuse, meublée par et pour un célibataire. Il se croyait loin des siens pour avoir passé la Seine – orgueil d'un parisien bohème ayant choisi la Rive Gauche ; et François faisait suivre le courrier avec une exactitude d'homme de métier. C'étaient ainsi deux jours de réclames, de promesses et de protestations qui étaient arrivées là, avec quelque retard – et il fallait bien se retrouver dans tout ça.

Une lettre parmi d'autres allait donner cours à notre histoire. Jean l'ouvrit tout aussitôt - non sans ennui car elle était de son père. Celui-ci y déplorait, d'une phrase brève et froide, le choix de vie de son fils – passe encore, c'était bien le rôle des parents que d'être censeurs de la jeunesse. Puis il lui demandait, du même ton d'indifférence polie, de passer chez M. de Nevers y négocier un placement important pour leur patrimoine – les vies de rentier ont de ces devoirs que les honnêtes gens ignorent.

A l'heure des visites, donc, Jean était dehors, son pardessus noir sur les épaules. Dans la grisaille, avec ses cheveux trop long, sa silhouette hâve et les grands pans de son manteau – vêtement indigne de sa classe, soit dit en passant – il semblait un épouvantail qui avait fait fortune. Il se dirigea vers le faubourg Saint-Germain et arriva à l'hôtel particulier du Monsieur respectable qu'il espérait bien trouver chez lui. Jean savait tout ce qui allait s'ensuivre : l'attente dans l'antichambre, parmi d'autres visiteurs importuns ; le bavardage somnambule de Madame étouffée dans sa robe grise ; les mines de M. de Nevers, pauvre homme épris du monde … Sans un regard pour le maître d'hôtel qui lui ouvrit, étouffant un soupir, l’œil rivé au sol, Jean s'était déjà dessiné sa petite fable dans un coin de son esprit – une aventure bien ennuyeuse, sans quête ni campagne. On le mena dans une antichambre élégante, aux murs tapissés de livres.

- M. de Nevers vous recevra dans un instant.

Et le maître d'hôtel s'éloigna, sans un regard, d'un pas empressé. Jean se retrouva seul. Les portes du bureau de M. de Nevers étaient closes, et aucune voix, aucun murmure n'en sortait. Impatient, Jean déambula donc, flânant devant les rayonnages, promenant son doigt sur la tranche des livres ... Il y avait là d'obscurs ouvrages juridiques, signés de noms ronflants ; des péroraisons de docteurs en choses certifiées ; des anthologies bien sages - poésies parnassiennes, théâtre classique ; des Victor Hugo -mais œuvres de jeunesse ! - reliés pleine peau. Certains étaient là par nécessité, d'autres par ostentation – la pudeur voulait qu'on cachât les autres ouvrages, ceux dévorés par Madame, ceux trop feuilletés par Monsieur. Le jeune homme songea avec un rictus à sa propre bibliothèque, plus modeste et plus hétéroclite – ouvrages d'amis, bons ou mauvais (les ouvrages, pas les amis) ; plaquettes honteuses et romans et de mœurs : poésies décadentes et zutistes, chefs d’œuvre en devenir. Elle ne partageait rien, à première vue, avec ces vieilles étagères bien respectables qui présentaient à tout un chacun les livres qu'il était convenable de posséder. Et pourtant, il était entendu - il était même attendu - qu'un jour, l'une se transformât en l'autre, l'acquisition de femme et enfants aidant à la métamorphose. Il ne vint pas à l'idée du jeune homme de s'en offusquer - le monde était ainsi, on ne changeait point le monde ; mais songer à cette nécessité le rendait presque amer.

Tout à ses pensées, Jean n'entendit point la porte s'ouvrir et il demeura là, immobile et silencieux - pilier absurde de mauvaise pensée et d'idées vagues.

Il ne se doutait pas que c'était là que commençait réellement notre histoire.
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Evariste Delacroix
Maître Hibou
Evariste Delacroix

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MessageSujet: Re: Fable moderne   Fable moderne EmptyVen 26 Aoû - 11:12

- Non Antoine, je ne vais pas y aller à cheval!

Le vieil homme sursauta, avant de s'emberlificoter dans des explications que je n'écoutais pas, et d'appeler enfin la voiture. Chaque fois que je sortais, sa voix chevrotante et lointaine posait toujours la même question, à laquelle je donnais toujours la même réponse. Il travaillait avec mon père et avait acquis des manies qui avec moi n'étaient plus d'usage, et je ne parvenais pas à lui faire comprendre que la question "Faut-il un cheval pour Monsieur?" n'avait plus lieu d'être depuis dix ans. Difficile de lui en tenir rigueur, il était par ailleurs tellement dévoué. Ce petit rituel matinal ne me déplaisait même plus, et je m'amusais de la confusion de mon vieil homme à tout faire. Sarah avait raison, j'avais mauvais fond.

Il n'y avait que mon père pour être assez fou pour s'embarquer à cheval dans le chaos des rues de la capitale. Je préférais, outre même ma situation particulière, le confort et la tranquillité d'une voiture légère et couverte, quitte à prendre un peu plus de temps. Les bras chargés de papiers et de dossiers dont l'odeur m'emplissait les narines, je traversais la ville avec empressement, et partiellement à pied, les pans de mon manteau sans élégance me battant les flancs comme des ailes mornes et sans rémiges. Sans importance, je connaissais bien le trajet, et les gens du coin ont repéré le vieil hibou qui erre en trébuchant: si je me perds trop, une bonne âme me redirigera sans doute. J'hume à plein nez le parfum du hall d'entrée, flatté quelque part d'identifier sans peine la signature olfactive du majordome à mes côtés, qui pose la main -large, sans cal, sentant vaguement la poudre et la lavande- sur mon épaule et me guide jusqu'au bureau où je travaille en général.

- Monsieur est dans son bureau, il dit à monsieur de le rejoindre dès que monsieur sera prêt.

J'hochais la tête, vaguement amusé. Ces "monsieur", il en avait plein la bouche, et semblait éprouver une drôle de jouissance à les remâcher et les vomir à tout va. Quitte à sacrifier au passage la clarté de ses phrases. De Nevers savait que j'aimais à poser mes affaires et travailler un peu avant de le rejoindre, ne serait-ce que pour mettre un minimum mes papiers en ordre. En égard à ma cécité (et sans doute au fait que j'avais grandement augmenté sa fortune), il me laissait, comme en gage de bonne volonté, un bureau modeste mais très bien éclairé. J'enfilai mes énormes lunettes et papillonnai des yeux, distinguant vaguement les contours de mes papiers et, en fourrant le nez dedans, les lettres à l'encre noire de ceux qui n'était pas en braille.

Je fourrais donc les documents concernés par la mine africaine dont je souhaitais parler avec le patron, maigre et vouté sur mes papiers, lunettes toujours sur le nez -et le monde vague et mouvant se dessinait dans un grand flou lumineux, c'était intéressant, et partit d'un bon pas dans les couloirs que je connaissais. La maison était avertie, ici, qu'il fallait s'écarter de ma trajectoire. Le chemin de l'antichambre s'ouvrait donc à moi sans encombre, je poussai la porte avec élan, et… heurtai violemment un obstacle de haute taille tout à fait imprévu et indésirable.

Vol de lunette.
Neige de papiers.
Et chute tout à fait indigne sur mon séant douloureux.

Je lâchai un juron coloré et portait les mains à l'obstacle incongru. Patère à manteau? Porte parapluie? Armoire mal placée? Héron égaré?
Nez et barbe, je n'avais jamais croisé cela sur une patère. Je humais une odeur de… papier, chair, sébum, fumée, tissu de feutre et un peu de lin, salive peau cheveux cire coton métal brillantine…
C'était bien ma veine, un être humain. Homme, grand et… Je tâtais. Barbu.

D'une technique que je tenais des chats, je fis mine de n'avoir absolument rien de ridicule, là, assis par terre au milieu de mes papiers tous froissé, la main sur la joue d'un inconnu, et même d'être l'image de la dignité. J'ôtais en premier lieu la dite main (sait-on jamais, les vérifications d'un aveugle sont parfois mal prises) fermait tranquillement mes yeux voilés qui clignaient éperdument sous l'effet de la surprise et pris mon ton le plus civil.

- Bonjour monsieur, et enchanté. N'auriez-vous pas vu mes lunettes?
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Jean de Fréneuse
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MessageSujet: Re: Fable moderne   Fable moderne EmptyMer 31 Aoû - 5:39


Lorsqu'une petite porte, au fond, grinça sur ses gonds, Jean ne s'arracha pas tout de suite de sa contemplation, trop occupé qu'il était à feuilleter un antique volume de poésies – jamais ouvert, si vous souhaitez son avis. Quand il daigna enfin se retourner, il vit un jeune homme à la démarche vague et à l'air étrange. Il y avait en lui quelque chose d'anormal et de problématique - une anomalie qu'on ne sait pas cerner mais qui le caractérisait tout entier. Mais au premier regard, Jean lui trouva seulement l'air trop absorbé – mal peigné et poussiéreux. Tout insouciant – et insoucieux – qu'il était, il se dit que c'était là sans doute un de ces commis à qui l'on délègue, avec un plaisir évident et un zèle honteux, ce qu'on ne ferait pas soi-même et qui devait être fait. En homme distrait, léger – et habitué à ce qu'on lui fît place – Jean ne remarqua pas même la trajectoire légèrement douteuse de notre homme …

Il semble qu'il était écrit quelque part que notre histoire commencerait par une collision.

~ * ~

Tout surpris qu'il était, Jean garda tout d'abord le silence. Quand l'inconnu leva une main hésitante, tâtant l'étoffe de son pardessus puis effleurant son visage, il comprit enfin à qui il avait affaire. Tendant une main et relevant d'autorité ce drôle d'oiseau venu lui voler dans les plumes, il répondit :

- C'est faire connaissance d'une bien étrange façon, en vérité ! Et si vous êtes bien gentils d'être enchanté sans même savoir contre qui votre course s'est allée briser, laissez-moi tout de même vous faire grâce de mon nom : Jean de Fréneuse, pour vous servir. - Mais laissez-donc, je m'en occupe.

Et se baissant, il commença à ramasser les effets éparpillés sur le sol. Il rassemblait déjà, naïvement et sans ordre, les papiers dispersés aux quatre vents, dans le cas où se trouveraient dessous les précieuses bésicles – et dont l'utilité lui semblait douteuse, au vu de l'incident récent. Puis, après quelques instants passés à scruter le sol, il avisa les lunettes tombées un peu plus loin, et les alla chercher. Et ce, sans se départir de cette forme d'amabilité bavarde qui vous signale tout de suite un rompu des salons mondains :

- Mais puis-je savoir à qui j'ai affaire ? Vous travaillez pour le compte de M. de Nevers, peut-être ? Figurez-vous que je devais l'aller voir : une sombre histoire d'intérêts et de placement, vous devez voir ce dont je parle – sans doute plus que moi, j'en ai peur.

S'approchant alors, il lui tendit l'objet égaré :

- J'ai le regret de vous dire qu'un des verres s'est brisé. Sachez que je me tiens à votre disposition dans le cas … Dans le cas où vous exigeriez réparation.

Et ce disant, il haussa les épaules, avec cet air d'indifférence légère qui le caractérisait. Lui qui n'avait toujours été que pose et qu'attitude, il se surprenait à penser, face à cet interlocuteur pas ordinaire, qu'ils avaient sans doute l'air bien bête, les gens du monde, quand leur mine désintéressée ou leur sourire spirituel ne venaient plus ponctuer leurs inepties.
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Evariste Delacroix
Maître Hibou
Evariste Delacroix

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MessageSujet: Re: Fable moderne   Fable moderne EmptyVen 9 Sep - 10:47

Aujourd’hui, le monde s’était renversé deux fois.

La première, tout aussi malséante (et ce, littéralement !) qu’inattendue, m’avais fait rencontrer le sol. La seconde se déroula presque immédiatement après, quand un bras décidé me hissa brusquement sur mes pattes grêles, alors même que j’étais en pleine détermination de la nature humaine et masculine de l’obstacle malvenu. Estimant, somme toute, que la position verticale était tout à la fois plus digne et plus confortable, j’adressais un sourire chaleureux à mon secourable inconnu. Enfin, disons dans la direction approximative de mon secourable inconnu.

- C'est faire connaissance d'une bien étrange façon, en vérité ! Et si vous êtes bien gentils d'être enchanté sans même savoir contre qui votre course s'est allée briser, laissez-moi tout de même vous faire grâce de mon nom : Jean de Fréneuse, pour vous servir. - Mais laissez-donc, je m'en occupe.

Bruissement de papier et froufrou de tissu.
Je tendis, dans un réflexe compulsif et maladroit, une main vers mes précieux comptes rendus ramassés sans ordre, et mon sourire se crispa quelque peu ; toutefois cet homme, ce Jean de Fréneuse, était d’une telle bonne volonté que je ne pouvais pas décemment exiger quoi que ce soit... J’avais de toute façon soigneusement pointé en braille le numéro de chaque page.
De Fréneuse ? Jean ? Ce nom activa brusquement les rouages –enrayé par ma chute récente- de ma mémoire de comptable zélé et actif. De Fréneuse, grande famille et, plus intéressant, gros capitaux. Comme pour appuyer mes pensées vacillantes, il ajoute avec amabilité (et dans un flot de paroles) qu’il est là pour affaire. Quelque peu égaré, je lançais un éloquent :

- Euh...

Grande inspiration. On reprend ses esprits et on bondit sur ce silence, sans doute bref, pour se présenter.

- Je suis Evariste Delacroix, comptable et assistant de M. De Nevers.

Et une phrase sujet verbe complément, une !
Je tends une main hésitante que j’agite dans le vide pour récupérer mes binocles, dans quelques mouvements flous et incertains. Je heurte un bras, le descends à tâtons, prends mon bien.

- Oh, je vous remercie, c’est bien inutile. J’en ai d’autres chez moi, et puis elles ne me servent que pour lire les textes encrés. J’ai pris la précaution de retranscrire ceux-ci. En braille, s’entend.

Toutefois, je les remets sur mon nez, cligne désespérément des yeux (sans doute gigantesques derrière les verres déformants) et renonce. Le monde se divise joyeusement et la silhouette floue de mon interlocuteur, traversée par une ligne brisée qui semble le pourfendre de haut en bas, est des plus perturbantes. Je glisse l’objet incriminé dans une poche de mon veston, d’un mouvement lent, laissant mon cerveau faire à pas de tortue le lien entre De Fréneuse et mon emploi du temps de la journée. Soudain, la lumière se fait, et je frappe dans mes mains avec une vivacité saugrenue et, je vous l’assure, tout à fait involontaire.

- Bien sûr ! Monsieur de Fréneuse ! Vous venez pour la Russie.

Constatant tout à la fois le flou et la maladresse de mes paroles, je reprends, regrettant quelque peu d’être toujours un grand taiseux lors des salons et soirées.

- C'est-à-dire les investissements en Russie. Je veux dire, l’emprunt qu’ils contractent. Enfin...

Nous considèrerons que c’était suffisamment clair. Comme il me paraissait injuste de connaître les motivations de mon secourable vis-à-vis et de ne point lui rendre la pareille, et que je désirais, moi aussi, faire montre de loquacité, j’ajoutais :

- Quand à moi, je viens faire part à de Nevers de mon mécontentement quand à la gestion d’une mine de diamant en Afrique. Notre plénipotentiaire là-bas fait vraiment du mauvais travail.

Rien ne m’exaspérait plus qu’un travail de sagouin, et j’avais l’oreille de mon employeur.
Bien sûr je ne voyais pas que rien n’indiffère davantage le héron que les petites affaires de comptes du hibou...

Plongé que j'étais dans mes réflexions peu chrétiennes sur le meilleurs moyen de faire choir le gestionnaire africain, je n'entendis pas la porte s'ouvrir et ne me retournais qu'au bruit familier des pas lourds de mon patron sur le plancher ouvragé.


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Jean de Fréneuse
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MessageSujet: Re: Fable moderne   Fable moderne EmptyMar 13 Sep - 5:11


Les verres posés sur son nez lui firent de grands yeux hagards – et il avait l’air ébouriffé d’un hibou empaillé qui s’éveille en plein jour. Alors il parla, M. Delacroix, avec sérieux et componction. Jean l’écoutait à peine – mais son œil était resté posé sur lui, s’y attachait presque. La gestuelle de son interlocuteur avait quelque chose de maladroit et d’absurde, comme une pantomime où la vie se fait grimace, où le Pierrot vole plutôt qu’il ne court et danse plutôt qu’il ne saute. Jean crut reconnaître un instant chez Evariste cette chorégraphie bizarre, maladresse presque sublime, qui est l’apanage des étrangers et des fous. Puis le drôle de sourire qui lui était venu se fana aussitôt, lorsqu’on lui rappela l’objet de sa visite. Il eut un geste d’impatience et ce fut d’une voix étrange, trop fermement posée, comme arrimée au sol qu’il répondit :

- Eh bien, faites-donc si c’est là votre travail …

Mais une porte claqua. L’œil qu’il tourna vers la silhouette qui s’approchait brilla d’un éclair de détresse. Un instant, il eût voulu ne pas être là, fuir à toutes jambes, courir de par les rues – n’importe lesquelles ! Mais M. de Nevers parut parce qu’il devait bien paraître et Jean, oubliant la silhouette vague du pauvre hibou endimanché, le salua selon les usages.

- Bonjour, Monsieur ! Comment se porte votre femme ? Je regrette de n’avoir pas eu la chance de la croiser (Mensonge !) … On la dit … très affectée par ce qui est arrivé. Vos affaires ne s’en ressentent pas, j’ose espérer ?

Le geste de la main, la posture droite, les hochements de la tête – tout chez lui traduisait de nouveau cette triste connaissance du monde où il errait comme une âme en peine depuis des années. Notre hibou hagard, cependant, s’il n’était pas trop occupé à médire intérieurement des gestionnaires africains, avait peut-être perçu l’accent nouveau qui avait percé dans sa voix – grain de sable dans la machine – et qui traduisait autre chose, moquerie ou désespoir. Cependant, Jean continuait ses affaires :

- Vous savez pourquoi je viens. Mon père veut régler ses investissements en Russie. Vous savez qu’il fut même question d’un mariage avec la comtesse Golovnine – la fille, pas la mère, grand bien m’en fasse … !

Et s’il vous a paru gentil, ce grand héron au ton bravache, l’indifférence totale avec laquelle il s’entretient de tout cela devant vous pourrait tenir du mépris. Lui et M. de Nevers continuèrent cependant leurs affaires, avec froideur et amabilité. Ce n’est point que le patron d’Evariste ait oublié l’oiseau qu’il aimait alors à traîner en son sillage – mais les usages veulent qu’on ne fasse point passer un simple employé devant un de Fréneuse. Leur discussion terminée, Jean salua ce maître ès finances, avec un reste d’ennui, et s’apprêta à partir, avec beaucoup de soulagement. Il imaginait déjà le maître et son employé discuter à grands renforts de chiffres de nécessaires et ennuyeuses contingences … Mais une idée vint à M. de Nevers qui rappela le jeune homme, au grand dam de ce dernier :

- Mais j’y pense ! Serez-vous de la réception donnée par la duchesse ce soir ? Ma femme et moi y allons – regrettable devoir de mémoire, n’est-ce pas ?

Ou l’excuse toute désignée pour se montrer en son opulence. Jean lui jeta un regard perçant – grande insolence de la part d’un jeune homme – mais sans relever, M. de Nevers désigna son employé :

- Nous voudrions y mener M. Delacroix qui a, tout comme nous, sa place dans le monde – place gagnée au mérite ! Mais emmener un si jeune homme pour entendre des conversations de vieillards ! Accepteriez-vous - après tout, nous sommes obligés – accepteriez-vous, dis-je, de le présenter à quelques uns de vos amis ?

Les sous-entendus étaient lourds, sous le ton affable de M. de Nevers. Parmi l’entourage de Fréneuse, nombre d’élégants à la tête tournée, nombre de fortunes jeunes à diriger. Jean jeta un regard étonné à Evariste, revint à M. de Nevers … Le joug des obligations lui sembla de nouveau bien lourd – lui qui eût aimé ne pas venir et oublier, tout simplement …

- Eh bien …

Il inspira profondément, rassemblant ses idées sans suite, et reprit d’une voix neutre :

- Je crains que mon image chez les Lambresac ne soit plus aussi appréciée que par le passé … Aussi je ne suis pas certain qu’être présenté par moi soit du plus grand intérêt pour se faire bien voir.

Il insista sur ces derniers mots, et la défiance que lui avait inspiré M. de Nevers y éclata toute entière. Alors, s’approchant de l’intéressé, il demanda :

- Qu’en pensez-vous, M. Delacroix ?

Et en vint à espérer que la pudeur, la timidité ou du moins le bon sens de son voisin hagard viendrait le tirer de ce piège qu’il n’avait su prévoir.

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