Paris, 14 août 1894

Douce inconnue,

Sans doute trouverez-vous cette missive pour le moins inappropriée, voire indécente. Sachez, charmante demoiselle, qu’il ne me vint point à l’esprit l’intention de vous inquiéter d’une quelconque façon. Simplement, lorsque mon regard a croisé votre silhouette vaporeuse, vous m’avez condamné. Condamné à n’avoir d’yeux que pour vous.

J’ai d’abord cru mon esprit troublé. Était-ce une nymphe qui s’était mêlée à la foule par mégarde dans le hall de l’opéra ce soir-là? J’observais fixement une mèche de cheveux caressant votre épaule dénudée et j’eus le souffle coupé : vous vous êtes retourné. Vos deux émeraudes avaient-elle remarqué que je vous ne me laissiez pas indifférent? Votre chevelure ébène si délicatement coiffée dégageait votre nuque où j’aurais volontiers déposé un baiser. Oh! Il faut pardonner mes égarements, mon cœur à ses raisons que la raison ne connait point. J’en oublie les règles de bienséance et l’essence de mon propos.

Vous devez savoir que votre beauté de porcelaine demeure imprégnée en mon esprit et il m’arrive encore de me demander si je vous ais rêvé – ce qui m’anéantirait. Quand donc aurais-je le privilège de vous revoir? Les moments passés avec vous, sans être avec vous, m’ont semblé trop peu éphémères. À votre insu, j’ai pu me rapprocher de vous, mêlé à cette foule opaque – j’espère que vous me pardonnerez une telle indiscrétion. J’ai pu goûter votre parfum et me laisser bercer par la mélodie de votre voix si suave. Vous évoquez une grande sensibilité pour l’art et la finesse de votre esprit est des plus étonnant. L’angoisse de répéter avec vous mes maladresses légendaires me nouait la gorge, faisant obstacle à tous échanges avec vous, pour mon plus grand malheur.

Votre réputation vous précède. Fille d’un navigateur de renom, votre famille se taille une place parmi les grands de notre société. Cependant, vous serez peut-être surprise de savoir que ce ne sont pas là vos principaux atouts. Votre tempérance n’a d’égal que votre élégance. Vous multipliez les gestes de compassion et de sollicitude dans votre entourage. Votre rire à lui seul saurait réchauffer le cœur de n’importe quel Homme. J’aimerais tant savoir si votre peau a la douceur de votre personnalité. Oh! Je crains devoir mettre un terme à cet éloge, au risque de véritablement vous froisser et ainsi perdre toutes mes chances de pouvoir vous exprimer mes sentiments de vive voix.


Me Alexis Le Roux, à jamais votre dévoué serviteur.

***

3 octobre 1894

Me Le Roux,

Cette lettre se veut une réponse au pli que vous m’avez fait parvenir il y a de cela quelques semaines. Je vous mets en garde d’entrez de jeu : je ne suis pas sans ignorer cette liaison épistolaire que vous entretenez avec ma fille depuis la fin de la belle saison. Sachez que je désapprouve sévèrement la teneur de vos propos que je considère fort inconvenants pour quelqu’un avec une réputation telle que la vôtre. Sans doute votre père, le très honorable Charles Le Roux, l’ignore-t-il, car il va de soit qu’il vous aurait ramené à l’ordre bien avant.

Cela dit, je ne sais ce qui peut ainsi troubler votre esprit, Me Le Roux, mais vous vous méprenez en croyant qu’amour et mariage sont deux choses compatibles. D’abord, on ne se marie pas par amour. L’amour-passion est toujours dévastateur, scabreux et précaire. Le mariage, lui, se veut une union durable permettant d’assurer un certain statut social et un avenir prospère aux deux époux. Pensez autrement c’est remettre les fondements de notre société en cause ce qui, j’ose espérer, n’est pas votre intention.

Je dois vous avouer que j’hésite à vous donner ma bénédiction. Vous ne semblez pas réaliser ce que cela implique, à ma grande stupéfaction. Le mariage est un contrat par lequel vous vous engagez à toujours honorer et protéger votre future épouse. Vous devez lui assurer un avenir confortable et prospère, une vie digne et honorable – à l’image de votre profession, par ailleurs. Cependant, je pourrais être enclin à mettre vos étourderies sur le dos de vos jeunes années si j’obtenais de vous la promesse d’un engagement sincère envers ma fille. Enfin, je dois convenir qu’une telle union nous serait à tous profitable...

J’aurais, en terminant, quelques mises en garde à vous faire. Sachez que ma fille aura besoin d’un mari capable de la maintenir dans le droit chemin. Quoique charmante, elle a un peu trop d’idées à mon goût. D’ailleurs, sa curiosité pourrait vous attirer des ennuis si vous n’êtes pas suffisamment vigilant. Puis, sous le voile de sa candeur enfantine, se cache un être pour le moins rancunier. Croyez-moi, il vous faudra faire preuve de beaucoup d’ingéniosité pour la faire ressortir de sa coquille une fois son âme blessée.

Sinon, soyez rassuré, j’ai entendu beaucoup de bien de vous. Vous m’apparaissez somme toute honnête, intègre et digne de confiance. Une rencontre prochaine nous permettrait d’officialiser le tout à notre convenance.

Cordialement,

Antoine Morel