Il y a une peau blanche, finement découpée de garnitures de dentelle noire. Quelques mèches rousses qui tombent par mégarde, et qu'elle remet derrière son oreille d'un geste agacé. Dans quelques instants, elles retomberont encore. Mais Sibylle n'aime pas trop penser à l'avenir. Pour elle, la jouissance du moment présent est la chose essentielle. Oh, bien sûr, elle a des plans, de l'ambition comme on appelle ça, communément. Mais ça, c'est un lieu commun, c'est une généralité. Tout le monde a de l'ambition. Evidemment, pour elle, c'est la fortune pécuniaire, que sa famille a jadis perdu. Elle voudrait se poser en reconquérante et trôner avec fierté dans des salons où elle serait de nouveau une grande dame, comme ses mères et grands-mères avant elle. Elle réajuste la robe noire — toujours noire, quel meilleur contraste pour sa peau ? Sa pâleur est son trophée, et quand les gens la surnomment "La Blanche", c'est un triomphe dont elle se rengorge. Un signe particulier, voilà ce qu'elle aime avoir. Sibylle, avec cet orgueil propre aux actrices, se veut unique, extraordinaire. Hélas, bien souvent, elle rentre dans le rangs des banalités de théâtre, et si sa chevelure de feu lui vaut parfois des compliments, on oublie vite. Pourtant, elle est intransigeante avec ses prétendus gentlemen qui ne se souviennent pas de son nom. Transpercés par son regard noir remplis d'éclairs, c'est un coup d'oeil qu'ils mettent un peu plus de temps à oublier que son patronyme... Ce portrait ne semble peut-être pas enchanteur, mais ce n'est qu'une des facettes de notre protagoniste. Une fois sortie de la coulisse étouffante et des loges saturées de rivalités, il n'y a plus qu'une jeune fille gaie, un tantinet libertine, et parfois un peu provocante. Une compagne idéale pour des petits voyous et gosses de rue. Mais ne vous y fier pas — elle vous oubliera, quand la gloire viendra...

Ce matin-là, Sibylle était sortie pour se rendre chez la corsetière. Pas pressé, pas de temps à perdre — elle avait une répétition cet après-midi là, et devait absolument avoir ce nouveau corset, dont la promesse d'une taille réduite de 4 cm l'avait particulièrement alléchée. Et voilà t-y pas qu'on l'arrête sur son chemin pour lui vendre encore un de ses innombrables journaux qui pullulent dans la capitale et dont on ne sait jamais que faire ! D'un geste impatient et sans même l'écouter, elle repousse le gosse qui lui crie que son papier ne lui coûtera que 5 centimes et que pour l'actualité du moment, c'est une sacrée affaire ! L'actualité du moment ? Elle s'arrête dans sa course et regarde la une.
Incroyable ! L'Opéra Garnier, réduit à ruines ? Sibylle écarquille de grands yeux étonnés. Sans lâcher le journal des yeux, elle glisse quelques pièces dans la main du garçon qui repart dans son boniment. Un attentat terroriste ? Et personne n'a rien su faire ? Elle en reste abasourdie. Tellement secouée qu'elle oublie la corsetière et que, tout en lisant, elle se dirige d'un pas machinal vers la terrasse du café le plus proche. Elle se laisse tomber sur une banquette de cuir rouge usé jusqu'au rembourrage . Oui, seulement un café, merci.
Elle dévore l'article et, au bout du compte, elle ne sait qu'en penser. Après tout, c'est bien fait pour ces cochons de bourgeois qui se pavanent ! Et puis, c'est de la concurrence en moins pour elle. Oh, bien sûr que c'est malheureux ! Mais c'est le destin, non ? Elle n'était pas celle à se plaindre de perdre deux ou trois vieilles harpies endiamantées ou quelques beautés théâtrale. Pour elle, ce n'est que du bénéfice !
Mais de l'autre côté... Quel gâchis. Un si beau bâtiment, et même pas un symbole du pouvoir. A moins que les anarchistes cherchent à toucher autre chose que le gouvernement... En tout cas, elle trouve ça un peu dommage. Elle aurait bien aimé s'y produire, à l'Opéra Garnier. Après tout, la Comédie-Française y va, et elle comptait bien aller passer quelques auditions. Mais maintenant qu'eux-mêmes n'ont plus de salle, ça ne vaut plus la peine. Et le prestige d'une troupe ne suffit pas toujours à se faire bien voir dans la bonne société.
Elle repose le journal, boit son café. Un coup d'oeil à la pendule, et la corsetière lui revient en tête. Vite, dépêchons-nous ! Elle remet quelques pièces dans la soucoupe, elle espère qu'il lui restera assez pour l'artisan... Elle quitte précipitamment le café, laissant sur la table le journal même pas ouvert.
Finalement, elle vivra bien sans cet Opéra...