Margot est un petit bout de femme, un peu malingre derrière ses jolies formes. Les mollets ronds sous le jupon de tulle, les bras blancs de poudre sous les bretelles blanc-cassé, elle a tout de la petite danseuse poussée trop vite, de l'enfant encore présent sous les cils de demoiselle. Elle est devenue quadrille au Ballet de l'Opéra et elle n'en est pas peu fière - sa mère non plus, heureuse d'arrondir ses fins de mois avec le maigre salaire de sa fille ... Margot est indifférente à des questions d'importance, ce qui fait souvent penser qu'elle est un peu stupide. Tout ce à quoi elle pense, c'est courir avec les copines dans les couloirs, apercevoir des bouts de spectacles à travers les rideaux, rire au nez des Messieurs à chapeau. Elle a pourtant l'âge de les intéresser, et ses longs cheveux noirs, son petit bout de nez, ses bras ronds encore jeunes invitent à d'autres rêves ... Baste ! Elle, elle rêve de se trouver un abonné pas trop vieux, pas trop mal fait de sa personne, et de lui soutirer assez d'argent ... pour s'offrir des prunes sucrées tous les dimanches.
Difficile de craindre pareilles ambitions. Ce sont des désirs d'enfants ... Ou des désirs de femme. C'est bien gentil, ça piaille, et ça n'est pas dangereux. A quoi rêvent les jeunes filles, de nos jours ... !
L’omnibus était bondé, et ses occupants cahotaient, trébuchaient, au même rythme que les chevaux placides qui les promenaient d’un bout à l’autre de Paris. Il faisait gris dehors et le jour commençait à tomber. La petite fille était suspendue au bras de sa mère – un bras prématurément vieilli, fatigué par le travail de blanchisserie. Elle se haussait sur les pointes pour apercevoir quelque chose de la fenêtre – mais une grosse dame en vert l’empêchait de voir quoi que ce soit.
- On est bientôt arrivés, maman ? C’est bientôt, l’Opéra ?
- Taisez-vous ma fille, tout le monde vous entend.
La réponse était sèche, et la petite fille se tut. Pour quelques minutes, tout du moins.
- Et maintenant, ça y est ?
- Je vous ai dit de vous taire, Marguerite !
Le petit manège continua quelques temps, jusqu’à ce que Madame Chalopin perdît patience, une fois pour toutes.
- Baste ! Vous allez me rendre folle, ma fille ! s’écria-t-elle en levant la main.
Mais la gamine évita la gifle et la main de sa mère alla se coller contre le postérieur de soie verte de la grosse dame précédemment citée. Inutile de vous dire que Madame Dupennois fut bien surprise de ce geste qui ne lui était pas destiné. Elle se retourna, fulminante, jaugea Madame Chalopin et sa fille. Le petit chapeau qu’elle avait choisi semblait une théière posée sur sa tête et frémissant sous sa rage, comme prêt à servir le thé – les femmes ont toujours des chapeaux ridicules.
- Et ce sont des gens pareils qui font des enfants ! Où va la France, je vous le demande ! Je vous ferai payer cet affront, Madame .
- Oh là ! bientôt elle va me réclamer un duel, celle-là ? De quoi elle s’mêle, la bassinoire ?
- Oh pas de ça avec moi ! Vous savez à qui vous parlez, ma pauvre femme ? Je suis Madame Dupennois, fille de l’épicier Chapon – oui, Chapon, tout à fait ! – celui qui fut le fournisseur officiel de Mme de ***, et fit fuir les Prussiens de sa rue, en '70 !
- Mais c’est qu’elle est en bonisse, la bassine ! Bientôt ellel va nous raconter ses caravanes, tant qu’on y est ? Mais on a les fiertés qu’on peut, ma petite dame ! Peut-être que je suis pas fille d’épicier, peut-être que j’blanchis pas le linge d’une grande dame, mais moi j’suis quelqu’un qui se respecte. Voyez ma fille ? Savez où j’l’emmène ?
- Je ne répondrai rien qui puisse salir ma réputation, mais on sait bien ce que devient l’engeance des femmes dans votre genre.
- Mais tu cherches bien tes puces, la Marmite ! On voit qu'tu sais pas ce qu’elles trouvent, les femmes dans mon genre, quand elles blanchissent le linge des dames comme vous.
- Je ne vous permets !
- Mais bien sûr que si, tu …
...
L’affrontement entre nos deux femmes – grue blanche et poule d’ornement – dura le nombre d’arrêts nécessaires pour arriver devant l’Opéra. Nous y retrouvons Madame Chalopin et sa fille, après une ellipse bien nécessaire. La petite fille, que nous avions peut-être oubliée entre temps, avait passé le reste du trajet de façon moins ennuyeuse : par chance, Madame Dupennois s’était assez approchée de sa mère pour laisser le champ libre à la fenêtre. Margot Chalopin avait ainsi découvert Paris. C’était plein de grisailles et de chapeaux bizarres, sous les parapluies.
- Bon tu viens, toi ? On a perdu assez de temps comme ça, et par ta faute.
La petite fille suivit donc sa mère sans rien dire, et passa devant les belles statues, les colonnes d’un palais magique, qu’elle ne soupçonna pas être l’Opéra. Elle la suivit encore, contourna la grande bâtisse jusqu’à une entrée plus modeste, qui ressemblait à celle d’un vieux théâtre, pas loin de sa maison. Alors qu’elles s’approchaient de la porte, la gamine ne put retenir une moue déçue.
- Maman, c’est
ça l’Opéra ?
La bonne dame étouffa un soupir, et poussa sa fille vers les escaliers.
- Bien sûr que c’est ça, à quoi tu t’attendais ?
Margot ne répondit pas. Elle regarda sa petite robe du dimanche avec tristesse : c’était la peine de faire la jolie si c’était pour entrer dans une maison toute laide, avec des panneaux de bois et des marches grises ! Elle, elle avait rêvé d’un palais blanc, avec des murs dorés et des rideaux rouges, comme celui devant lequel elle était passée ! Cependant, Madame Chalopin sonnait à la porte.
- Cesse donc de faire la grimace. Souris un peu, mauvaise tête !
Une vieille dame en bonnet lui ouvrit, et écouta attentivement Madame qui lui parlait d’école, de rat, d’apprentissage. Tandis que la mère Chalopin palabrait, la vieille jaugeait Margot, de la tête au pied, et hocha la tête, d’un air connaisseur. Elle faisait un peu peur, malgré son bonnet ridicule … Mais déjà on conduisait l’enfant par des couloirs et des escaliers, dans une bâtisse grande et labyrinthique où il faisait froid. Quelque fois, au loin, un reflet doré, une apparition de tulle qui courait en chaussons faisait penser à une maison de contes qu’on aurait oubliée puis repeinte en triste. Au terme d’une longue ascension, elles parvinrent enfin, un peu essoufflées, dans une salle où piaillaient beaucoup de petites filles à la barre – légère jupe de tulle sur les jambes, ruban à la taille, ruban dans les cheveux. On présenta Margot à un vieil homme qui la regarda du même air que la vieille à bonnet. Sous la houlette de Madame Chalopin, qui encouragea doucement sa fille, on la fit sauter en l’air, tourner sur elle-même, lever les bras, lever la jambe. Elle était bien faite, elle était souple. On lui fournit une jupe un peu poussiéreuse, un maillot qui sentait le renfermé. Sa mère acheta un mètre de ruban et des chaussons déjà bien usés. On inscrivit ces dépenses sur un petit carnet qu’on remit à la petite. Puis elle se plaça à la barre, mal à l’aise sous le parquet humide, déguisée en souillon de tulle. Au terme de ce cérémonial qu’elle ne comprit qu’à moitié, Margot Chalopin était officiellement devenue demoiselle d’opéra – elle avait huit ans.
Margot entra à l’Opéra pour la première fois par une petite porte dérobée et un peu sale. Aujourd’hui encore, elle n’est jamais passée par la grande entrée avec ses statues et ses colonnes. Au XIXe siècle, les petites filles n’ont pas la clé pour entrer dans les palais magiques.