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 Boire & manger à la fin du XIXe siècle

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Pierrot Lunaire
La bouche clownesque ensorcèle comme un singulier géranium
Pierrot Lunaire

Messages : 2896

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MessageSujet: Boire & manger à la fin du XIXe siècle   Boire & manger à la fin du XIXe siècle EmptyVen 18 Fév - 10:20


    Il s'agit, gloutons, gourmets et affamés, de préciser un peu ce qui se mange et ce qui ne se mange pas en 1896. Dans un temps où les clivages sociaux sont très forts, la nourriture a ses codes et ses significations. Il y a les plats réservés aux pauvres, ceux que l'on se permet en famille mais qu'on ne servirait jamais en réception, et les grandes recettes des jours fastes ! Ajoutons à cela que la cuisine d'alors est très différente de ce que nous connaissons. Pensez : on ne se soucie pas de diététique (le mot et l'idée apparaissent en 1910, vous avez quatorze ans au moins de ripailles devant vous !), et il s'agit avant tout de bien manger ...
    Bref, en un mot, vous trouverez ci-dessus des menus, des plats types en fonction des circonstances et peut-être même, parce que nous sommes un peu fous, des recettes ! Bon appétit !


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Quelques généralités pour commencer

    • La cuisine du XIXe siècle est peu digeste, à tous les niveaux - que ce soient les ingrédients frelatés de la cuisine ouvrière, les plats lourds et gras des notables. Elle semble assez étrangère à nos regards de modernes, tout bercés de diététique et d'équilibre.

    • La nourriture reflète toujours un état social : tandis que les restaurants sont destinés à accueillir un type de public particulier (étudiants et femmes légères, familles respectables, petits employés) et pas un autre. Selon le niveau social, la qualité de la nourriture s'en ressent, naturellement. Au sein du foyer, une bourgeoise moyenne, une femme très aisée ou une ouvrière n'auront, vous vous en doutez, ni le même budget alimentaire, ni les mêmes choix en terme de nourriture. Plus de détails ci-dessous !

    • La consommation de pain est énorme par rapport à aujourd'hui, et ce toutes classes confondues. Pour vous donner une idée, la moyenne de consommation par jour et par personne est de plus de 800 grammes en 1885 (pour 160 grammes en 1995).

    • La grande nouveauté, à cette époque, est la banane - si si.

    • Le sucre n'est présenté en morceau que depuis 1895 - l'année dernière. Comme toute innovation, c'est sans doute le fait des plus aisés (pour les autres, on en reste au bon vieux pain de sucre !)


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Le repas du pauvre

    • Pour les plus pauvres, la dépense alimentaire représente près des trois cinquièmes du budget total de la maisonnée. Le repas est assez peu varié, et les portions sont maigres.

    • Les deux éléments clés du repas sont le pain, déjà cité (on privilégie le pain mi-blanc ou le pain noir, qui sont moins chers) et la soupe dont on fait parfois un repas complet. Celle-ci est un potage de légumes longtemps mijotés ou un bouillon de viande (de bas morceaux de bœuf, le plus souvent) que l'on a fait cuire pendant environ quatre heures.

    • Le beurre est presque un luxe, et se trouve toujours coupé à la margarine. Il est souvent remplacé par la graisse du pot au feu ou par un mélange de saindoux et de graisse de bœuf.

    • Pour ce qui est de la viande, l'ouvrier consomme surtout des ragoûts de foie, de poumon ou de cœur, des bas morceaux de bœuf, du lapin sauté, ou des harengs. Notons que les manuels de ménagères de l'époque mettent vivement en garde contre les gibiers "avancés" qui ont été délaissés par les restaurants et vendus au marché, ou récupéré des tables plus prestigieuses. Quand l'on sait que l'on servait la viande déjà faisandée sur les tables les plus riches, on peut imaginer l'état des morceaux jugés impropres à la consommation ...

    • Gare aux falsificateurs ! La hantise de l'ouvrière et de la bourgeoise sont les aliments frelatés que les commerçants malhonnêtes vous présentent comme sains. Lait blanchi à l'amidon ou à la craie, plâtre dans le beurre, viandes "arrangées", les ingrédients douteux sont légion. Notons que l'on recommande de boire de l'eau bouillie en été, car en cas de sécheresse, il arrivait aux populations dans le besoin de boire l'eau de la Seine - et là, gare à la typhoïde !

    • Les plats sucrés sont souvent chers, et sont donc réservés aux jours de fête - à part les beignets et les clafoutis.

    • Pour finir, quelques exemples de repas :
    ~ Soupe aux haricots blancs, avec carottes, poireaux, un quart de lait et 3,5 L d'eau. L'eau de cuisson sera versée sur du pain légèrement beurré, les haricots accommodés avec une sauce blanche.
    ~ Pour le "souper" (équivalent de notre dîner) : café au lait, bouillie de farine ou de semoule, pommes de terres et compote de fruit.
    ~ Riz avec du lard
    ~ Veau aux carottes
    ~ Haricots verts aux saucisses
    ~ Haricots rouges au vin rouge
    ~ Pour les jours de fête, exceptionnellement, on achètera une vieille poule ou une oie.

    Et quand l'on sort ...C'est plus souvent par nécessité que par envie. Les guinguettes, brasseries et vendeurs de vin proposent pourtant des plats assez simples - parfois recyclages des invendus des grands restaurants, masqués sous de fortes sauces. Notons la restauration rapide du siècle, "le bouillon Duval" où pour une somme modique (huit sous), l'on est assuré d'un plat de viande. Enfin, l'on notera l'existence de "restaurants pour femmes seules" destinés aux ouvrières non mariées ( une femme mariée travaille plus rarement ). Montés par des sociétés de bienfaisance, ces restaurants leur assurent un repas à prix coûtant, loin des lieux interlopes. Plaisir populaire, enfin : le petit cornet de pommes frites que l'on achète dans la rue !



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La table des gens modestes et des familles bourgeoises


    Il est une différence importante entre la ménagère de milieu ouvrier, et la femme bourgeoise ou petite employée : ces dernières sont assistées dans la préparation du repas, car elles ont au moins une bonne (qu'elles nourrissent et payent mal, accessoirement).

    • Les ménages de condition moyenne fonctionnent un peu sur le même principe que les classes aisées. On constate cependant une insistance sur la vertu d'économie de la maîtresse de maison, qui doit savoir faire des réserves, se procurer les produits à bon prix et savoir les conditionner pour qu'ils résistent au temps.

    • Les revues de l'époque proposent souvent des exemples de menus. Pour la bourgeoisie déjà relativement aisée, voilà quelques exemples de menus de dîner (tiré du Journal des dames et des demoiselles)
    ~ Soupe aux choux - coquilles de volaille - côte de bœuf rôtie à l'anglaise - timbale de nouilles à l'italienne - beignets soufflés
    ~ Potage Valdèze - cromesquis à la russe - fricandeau milanaise - chapon rôti au cresson - haricots bretonne - gâteau moka
    ~ Potage crème d'orge - raie au beurre noir - bœuf à la mode - pigeons rôtis - salade - tomates farcies - croûtes à l'ananas
    ~ consommé aux profiteroles - timbale de crevettes Joinville - tournedos Pompadour - gigot rôti - choux-fleurs en sauce - bavaroise au chocolat

    • En dîner, il est d'usage de servir un vin ordinaire au premier service, et un vin plus relevé au second. Les conventions sont plus complexes dans le milieu mondain (voir la partie suivante !)

    • Dans le cas des dîners en famille, le repas est tout aussi riche (on recommande dans certains manuels de se "contenter" de deux plats de viande, imaginez !), mais on s'autorise quelques mets supplémentaires. Il est impensable de servir du bœuf bouilli lorsqu'on invite, mais c'est un plat qui se partage en famille, par exemple.

    Et si l'on sort, ce sera en des restaurants qui imitent les grands noms mais en proposant des prix plus accessibles. Mais il y a une conséquence : les viandes, poissons, etc. sont parfois des invendus des grands noms de la gastronomie, resservis sous des sauces au goût prononcé. Plus généralement, l'on peut dire que les classes intermédiaires singent les usages des grands du monde, à leur niveau, et en insistant davantage sur l'économie et la bonne gestion du ménage - moins d'argent et plus de morale, en somme.


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Les folies culinaires de la vie mondaine

    Les dépenses de la grande dame pour sa table ont beau être dispendieuses, elles ne représentent qu'une part assez minime de son budget - ce qui laisse présager beaucoup de choses quand l'on constate la richesse des dîners organisés ! C'est évidemment dans cette catégorie que nous comptons le plus d'exemples, car les menus, les cartes sont conservés : il s'agit de garder une trace des dîners les plus mémorables !

    • Lors des repas de réception, l'on hésite encore dans ces années-là entre un service "à la française" où tout le service est présenté sur la table, avec au centre le plat le plus spectaculaire et le service "à la russe" qui est celui que nous connaissons, où l'on apporte les plats uns à uns. La table est ornée de fleurs et porcelaines. La mode russe prend cependant l'avantage, car malgré toutes les précautions, on mange souvent froid quand on présente "à la française" ...

    • Le menu d'un dîner de réception est assez frappant pour l'imagination. Voyez plutôt :
    ~ Le potage, toujours servi à l'avance, et qui ouvre le repas.
    ~ Un relevé (généralement un beau poisson) et deux entrées (par exemple une poularde fricassière, du ris de veau, du lièvre, etc.) Ces mets doivent être apprêtés de façon complexe et riche.
    ~ Des rôtis (gelinottes, gibiers, jambons d'York ou agneau). Ils doivent être obligatoirement rôtis à la broche, parce qu'au four ce n'est jamais satisfaisant.
    ~ Un "plat de rôt" (des langoustes ou du foie gras) avec ... De la salade !
    ~ Des entremets sucrés et du fromage (ce dernier étant interdit aux femmes).
    ~ Enfin des fruits, compotes, gâteaux, bonbons ...
    ~ Et la petite liqueur prise au salon !

    • Pour ce qui est des alcools, on sert d'abord du Madère, après le potage. Au premier service, ce seront des grands crus de Bourgogne ou de Bordeaux, au second service, des vins d'exception. Une femme ne boira du vin que coupé à l'eau, on lui accordera une coupe de champagne doux au dessert.
    Cinq verres à pied devant chaque assiette. En revanche, on ne change pas de couverts - sauf si l'on a servi du poisson.

    Et si l'on sort, enfin, ce ne sera qu'aux grandes tables des chefs. Les plats y sont choisis, riches (dans tous les sens du terme). Voici des exemples de plats qui ont été servi dans la deuxième partie du XIXe siècle, pour vous donner une idée. Le "Potage Sarah Bernardt" par exemple est préparé sur un fond de volaille et un fond de poisson, auquel on ajoute des légumes cuits dans du beurre puis du champagne, et une purée de crevettes pilées dans du beurre. Il se sert parsemé de crevettes, de truffes et têtes d'asperge. La "Sole à la Gounod", recette considérée comme simple est un poisson farci aux écrevisses à la crème, servi avec des escalopes de laitance, saupoudré de parmesan et cuit au four. Il est accommodé de truffes arrangées pour former une lyre, en l'honneur du musicien.

    Les jeunes gens ont plus de liberté et vont se perdre dans les cafés, notamment les bars américains qui commencent à être à la mode. On y consomme des kummels et des cocktails. Plus généralement, le whisky est considéré comme un alcool vulgaire - l'absinthe également, on préfèrera le cognac.

Une petite conclusion ?


    Étrangement, les disparités énormes entre les menus des populations pauvres et ceux des classes aisées ne choquent pas : c'est là l'ordre des choses, et il ne vient pas spontanément à l'esprit de l'ouvrier de remettre en cause les fastes des notables - cela viendra plus tard.

    Le rapport à la nourriture est très différent de celui que nous avons. Pas de diététique, de régime, de culte de la minceur, tout d'abord. Ensuite, le moment du repas est vécu comme une forme de rituel moral (c'est le moment de la réunion familiale, de l'édification morale des enfants, etc.), et comme un moment de sociabilité par excellence. C'est dans les repas mondains que se font les discussions d'affaire ou les débats littéraires. Dans une société en pleine mutation, cet état de choses risque de ne pas durer, car les bouleversements (sociaux, moraux, religieux) sont en marche.


D'après Marie-Claire Banquart, Fin-de-siècle gourmande, 1880-1890
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