Emile soupire encore à fendre l'âme. C'est une de ses mauvaises périodes, il semblerait. Seul l'Amour peut laisser poindre le gris dans un tel regard. Mais Dieu seul sait qui peut le lui inspirer.

Assis dans le fauteuil de son séjour, un peu usé mais décent, il replonge dans ses pensées.




A côté de sa blonde et charmante cousine Jane (qu'il apprécie beaucoup), Emile fait pâle figure.
Ses épais cheveux châtains se laissent dompter difficilement par un peigne, laissant souvent apparaître une mèche folle près de son oreille, qu'il replace tellement régulièrement que c'en est devenu une habitude, un tic. Ses yeux sont d'un marron tout à fait banal. Pas de noisettes ou d'éclats dorés. Juste marrons. Le reste de sa figure ne donne pas lieu d'admiration ou d'effroi. Sa barbe est mince et bien taillée. De taille moyenne mais honorable, sa silhouette est quelque peu trop mince, son teint un peu trop pâle, pour vraiment attirer l'attention des femmes. Il porte bien le costume. Sans plus.
Emile est banal. Emile est passe-partout.
...Enfin, le serait, s'il n'avait ce don d'attirer la sympathie et l'amitié des gens qu'il côtoie. Et pour cause.
Il est simple, notre Emile. Pas d'orgueil mal placé, pas de réel ambition, secrète ou non. Il est là, souriant, enjoué et affable. Naturel.
Il rougit aux compliments, et se laisse toujours avoir par les taquineries.
Il s'y connait un peu, et sur pas mal de sujets. Et s'il ne connait pas, il demande, tout simplement. Et il apprends. Et il parle.
Certains savent danser, chanter ou jouer la comédie. Lui, il sait se lier d'amitié avec les gens.
A croire qu'il sait toujours le mot qu'il faut pour amadouer les égos, puis les âmes.

Il est simple, mais pas simplet, Emile.
On le sait intelligent. On le sait cultivé. On le sait drôle, parfois à ses dépends.
Mais, des fois, son regard se fait plus perçant. Plus incisif. Presque gênant.
Comme s'il lisait en nous comme un livre ouvert.

Emile est un observateur de l'Humanité. Du Monde.
Un vrai.
Pas comme ces journalistes ou ces scientifiques qui étalent leurs découvertes.
Non.
Emile, il garde tout pour lui, dans un petit carnet noir qui ne le quitte pas. Il a même inventé un code pour qu'on ne puisse pas le lire.

Il commence à reconnaître des mouvements, des regards, des sourires, et d'autres petits signes. Des gestes involontaires qui laissent entendre la pensée pour qui apprends à regarder.
Mais Emile n'en est qu'à des balbutiements, des théories d'interprétations.

Il s'est inventé une particule pour faciliter certains contacts. Est-ce elle ou ses facéties qui lui avait ouvert les portes du salon de De Souzay ? Peu importe, puisque cela arrange ses desseins de connaissances.
L’Humanité a des qualités et des défauts. Des rituels, des coutumes. Du prévisible et de l'imprévu. Emile veut tout connaitre.

C'est pour ça qu'on ne le voit pas souvent dans sa maison.
Il court. Il vague. Il erre.
A travers les quartiers et les gens. Les réceptions. Récoltant toute information utile.
Il peut se le permettre, après tout. L'argent de son lopin de terre en campagne lui permets de vivre convenablement sans travailler.

Mais comme on dit, il faut se méfier de l'eau qui dort.
Emile, on peut lui faire du mal que deux fois.
La première fois, il pardonne.
La deuxième, il abandonne. Et garde une rancune tenace. Et il vaudrait mieux pour cette personne qu'elle ne croise pas son chemin.
Personne ne sais de quoi il serait alors capable.

La veille au soir, Emile n'avait pas pu se rendre à l'Opéra, où la Présidente l'avait invité personnellement .
La fièvre avait donné des couleurs à ses joues, d'ordinaire plutôt pâles. Il avait tenté de se lever malgré tout, Jane l'en avait empêché. Emile le savait bien, il était de ces gens dont la constitution permettait une guérison à la rapidité frôlant le miracle.
Mais il ne pouvait rien refuser à sa chère cousine.

Le lendemain, il se portait de nouveau comme un charme. Le fumet du café chaud l'amena jusque dans la cuisine, où Jane l'attendait, attablée autour d'un petit-déjeuner pour deux. Elle s'enquit de son état, et il la rassura aussitôt. Il s'installa pendant que Jane lui servait son café. Emile allait, comme à son habitude, converser agréablement avec sa cousine, quand son regard fut attiré par le journal du matin, posé près de son couvert.

Un rhume. Un simple rhume lui avait fait manqué l'évènement de l'année ! Que dis-je, de la décennie !
La une était sans équivoque.
L'Opéra avait brûlé.

Il aurait pu y être. Il aurait pu assister à l'horreur des flammes, la terreur sur les visages... Le genre d'événements où l'humanité réagit sans mensonges ni faux-semblants. Une mine d'or pour un observateur comme lui !
Il avait manqué cela !

Emile attrapa le journal et se précipita au dehors sans mot dire.
Des connaissances, il en avait partout. Il trouverait forcément quelques-uns pour lui raconter les détails.
Plus de temps à perdre, il fallait rattraper ce retard sur le monde.