Ce fut la fraicheur matinale qui la tira ce matin-là de ses draps, dans la mansarde poussiéreuse qu'elle partageait avec deux de ses amies, Madeleine, une bonne peu maligne et une autre prostituée, Alice, blonde et fanée mais toujours le mot de trop, le mot pour rire, le mot pour te faire oublier qu'il faudra toujours que tu ouvres les cuisses pour le morceau de pain qui te fera vivre jusqu'au lendemain... Leurs matins à elles trous sonnaient comme des rituels, dans cette grande cérémonie de la vie qui semblait ne jamais se conclure. Elles rentraient tôt, avec Alice, alors que le soleil n'avait pas encore pointé son nez, de leur besogne nocturne. Elles s'effondraient en silence, dans le plus petit des lits, se collant l'une contre l'autre pour s’offrir un peu de leur chaleur commune, et se réveillait lorsque le petit de Madeleine criait pour manger....
Mais ce matin Romana fut la première debout, ses pieds se crispant au contact du parquet froid, s'habillant déjà lorsqu'Alice ouvrit les yeux.

" Tu vas finir dans la fosse avant l'heure, Roma, à force de t'épuiser comme ça.
- Hm. " Romana lui avait lancé un sourire distrait. " Aide moi donc à fermer ma robe au lieu d'dire des sottises. Le patron en a assez que j'arrive en retard, alors aujourd'hui j'vais lui faire plaisir. "

Petit à petit, la mansarde s'éveillait. Tom pleurait, Alice baillait et la brave Madeleine brossait en silence sa longue masse de cheveux noirs. Elles deux travaillaient tout le jour et Alice que la nuit, par la grâce d'un client qui semblait vouloir avoir la jolie blonde pour son usage personnel. La prostituée s'occupait en somnolant du bébé et rejoignait son amie le soir au café. Personne ne s'en plaignait. Dans un monde où la chance et la misère étaient reines du destin, on ne pouvait pas jalouser celle que la fortune avait touché. On ne pouvait que se battre et attendre son tour.

" T'imagines, si un jour on voit ton frère s'pointer aux folies parisiennes, tout serrer dans son pantalon qu'il serait! " Alice gloussait, sans pudeur, son corset dévoilant sa poitrine de moitié, allongée sur le lit. " S'il est un roux comme toi, j'suis pas contre les fils du diable, qu'il visite ma jupe! Sa feuille morte de femme doit êt' bonne qu'à lui faire des gosses. "

Romana se contenta de ce petit sourire si rare qu'elle n'avait qu'en compagnie de sa consœur.

" ... Ce serait plus probable de voir son épouse nous visiter... Que ce serait drôle, ma bonne Alice. C'est que quand nous sortions ensemble chez la couturière, le seul tissu qu'elle voulait palper était celui des seins des ouvrières. "lâcha t-elle comme une grosse pierre dans une flaque d'eau, avec amertume, son accent déformant un peu ses mots, sous les éclats de rire de la belle blonde.


Elle quitta la mansarde dans les minutes qui suivirent, un peu après Madeleine, et parcourut dans le défilé des ouvriers son chemin matinal jusqu'au café-concert. Elle traversait Paris, ses belles avenues, marchait et ouvrait sur son chemin les boutiques de chapeaux et les galeries commerçantes. Elle connaissait la route par cœur, les moindres détails, la moindre fissure sur un mur, les commerçants, les habitués, et même le mendiant borgne au coin de la rue, celui qui criait des insanités aux gens mais soulevait toujours son chapeau troué devant les femmes, celles couvertes de crasse comme celles couvertes de soie.

Ce jour-là encore il l'a salua. Ce jour-là encore la fleuriste jura contre une Madame Dutreuil dont Romana savait à présent tout sauf son visage, ce jour-là encore les vendeurs de journaux faisaient courir leurs petites jambes à la recherche d'acheteurs et ce jour-là encore elle passerait devant la splendeur écrasante de l'Opéra Garnier...

Et pourtant... Et pourtant elle fut surprise. Elle s'arrêta même devant lui, le fixant, sourcils froncés, comme ne voulant pas y croire. La pierre était noircie, l'intérieur brulé. Des gens s'étaient groupés devant lui dans un murmure inquiet. On disait attentat, on disait victimes, on pleurait, secouait la tête, on passait son chemin la mine grave ou même parfois souriante. On ne parlait plus que de ça. On ne vivait plus que pour dire que l’Opéra Garnier avait cessé son règne hier soir, on lancerait des rumeurs sur l'identité des incendiaires, on parlerait de peur et de révolution, ou alors on ignorerait tout et on continuerait à se battre pour vivre.

Romana fit un pas, puis un autre, un pieds devant l'autre, et continua sa route, sans aucune expression. Le rituel ne devait pas être interrompu.Car ce jour-là le café ouvrirait malgré tout, car ce jour-là son patron serait encore en colère et ce jour-là il faudrait encore ouvrir ses bras aux hommes perdus.
Car ce jour-là encore le peuple avait grondé, et ce n'était pas le premier et ce ne serait pas le dernier.

Theatrum Mundi

Pour terminer ...

• Pseudonyme : Romana fera l'affaire mais on m'appelle gamine, ou leo, ou... Banane.
• Âge : 16 ans chef!
• D'où nous venez-vous ? Forum partenaire!
• Quelque chose à nous dire ? Rien à redire, votre forum m'a toujours fais terriblement envie. J'ai eu beaucoup de peine à trouver cet avatar, j'espère qu'il conviendra malgré le maquillage de la jeune fille qui semble un peu trop moderne à mon goût!