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| Jean de FréneuseJ'ai bu le lait divin que versent les nuits blanches
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| Sujet: Vente d'oubli à la criée Dim 16 Oct - 3:48 | |
| Le Paradis du douzième était une rédemption comme une autre – on y trouvait, parmi les sourires en carreaux-brisés et les regards troubles des spiritueux, la centenaire poussière des déconvenues quotidiennes. Ah ! que la vie est donc ...! Cela faisait quelques temps qu’il n’y avait pas mis les pieds, au Paradis et pour cause ! Il avait fui le sinistre et pompeux appareil des vanités humaines – rien que ça, Madame – « pompeux » pour les bas-fonds, « sinistre » pour le grand-monde. Alors c’est que quelque chose avait dû l’amener là : un prétexte, une raison d’état … plus qu’une inspiration soudaine, c’était certain ... Mais au terme d’une soirée – presque une nuit - d’errance, il avait peine à retrouver le mot, le regard ou le souvenir qui l’avait poussé à un tel voyage aux enfers.
Pourquoi descendre encore dans ces galeries noires, quand on n’a pas de passé, pas d’avenir à y voir ? Point d’ancêtre doux à retrouver, de silhouettes de femmes mortes d’amour – sublimités des temps anciens où l’on mourrait encore pour des idées ou pour des rêves … Dans les enfers du XIXe siècle, qu’on éventrait de toute part pour soutirer à Pluton ses richesses, dans ces enfers que l’on a troué de galeries et qu’on a fourragé de charognes humaines, il n’y avait plus que des couloirs gris et nus d’hôpital, des silhouettes hâves qui n’ont même plus le nom de souvenir – et point de peur devant ces tristesses-là ...
Il poussa pourtant la porte, sous les ferronneries, comme un fou évadé frappant à la porte de son hospice. Chercha de l’œil un visage qui lui évoquât quelque chose … Rien, f*** rien, les visages y avaient tous le regard cave et les couleurs appuyées du cauchemar des nuits blanches. Alors Fréneuse s’attabla, commanda une absinthe qu’on eût dû lui refuser, et après avoir écumé les bars, les ruelles, les cabarets, il ... demeura, épuisé, vaguement conscient, à attendre quelque apparition, quelque coup de théâtre … C’est là le regard que le croyant déçu lance encore à son église. Le douzième Paradis devait bien valoir les autres, après tout ...
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| | | Pamina
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| Sujet: Re: Vente d'oubli à la criée Dim 16 Oct - 11:19 | |
| | De paradis, il n'est que la croix, pendue comme par dépit au mur lépreux de l'établissement, et les airs sclérosés des habitués, tous à la queue-leu-leu à quémander à leur vin des miracles. Il règne dans le bar une ambiance d'éternité agonisé, de mort infiniment lente. On a l'impression qu'en restant trop près des murs, on va se mettre à peler avec eux, exhiber ses briques contre la chair pourrie des parois, suinter et fleurir de mousses toxiques et jolies comme des dents pourries. Ici, les lumières sont huileuses, les clients, jaunes, l'air épais comme une poix dominée par les fumées de cigares et les effluves humaines, tellement envahissantes que le bar, à cette heure presque vide, semble bondé de fantômes. Point d'Anges, en cet endroit dédié aux cieux, mais déserté par les Dieux, juste des fenêtres cassées, une vieille splendeur effondrée, un plafond de sculptures sales de ne plus êtres regardées par personne. Une épave colonisée par des écrevisses humaines parasitaires où de Fréneuse serait le seul visiteur indélicat. |
Et puis, ramassée dans un coin comme un ballot de tissus sales, Elle ressemble à un résidu d'Aube, qui aurait traversé en se teintant de gras les vitres sales et qui se serait oubliée sur son banc, calfeutrée, diminuée, presque éteinte, mais bien là. A ses épaules est ceint un certain veston, trop riche, trop grand, trop bien coupé, qu'elle semble, du bout de son lourd regard marron, défendre avec sa vie. Le col et le bout de manches se sont noircis de crasse, comme si elle l'avait porté tout ce temps, comme si elle avait attendu avec l'espoir des enfantes que son propriétaire revienne. Si de Fréneuse la voit, c'est qu'elle s'est redressée, semblant infiniment paniquée par son arrivée. Il est là, le beau monsieur bien Digne, avec sa nouvelle redingote, son nouveau pantalon qu'il n'avait pas, la dernière fois, et toujours sur le visage cet air d'une infinie lassitude. Aux yeux de la Pauvre Luce, cette fille un peu folle, jolie comme un ictère, avec ses mains potelées et ses joues couperosées, De Fréneuse est le vrai Ange du douzième Paradis, celui qui apparaît aux yeux des mortels pour les terrifier. Elle saisit le chapelet qui pend de ses manches de vieux tissu rayé, rassemblant Dieu et son courage pour faire face à Jean, honnête comme seul les femmes les plus simples peuvent l'être. Mais Luce n'est pas réelle, dans sa misère, elle semble translucide, double, avec la démarche un peu trop généreuse lorsqu'elle s'approche, ou la gorge débraillée qu'on ne cherche que difficilement à masquer. Elle sourit, de toutes ses dents étrangement étincelantes au milieu de son visage tout coloré de jaune et de rouge et de blanc, serrant contre sa grande poitrine le veston.
"Vous êt' r'v'nu, m'sieu... J'savais bien qu'j'avais entendu vot' nom la dernière eu'fois que eu'vous ête' v'nu," qu'elle lui adresse, d'une voix toute ronde comme des navets bien blancs, tordant ses mains blanches sur le tissu de la veste. " J'pouvais pas eu'la laisser s'faire trousser par les gar' du coin, hein m'sieu ? Bon j'ai p'tet ben pris un peu d'sous d'dedans les poches mais hé, v'sauriez fait quoi à m'mplace, m'sieu ? j'vous d'mande."
Et puis irrévérencieusement, voilà qu'elle se glisse sur le banc à côté de lui, un espoir éloquent dans les yeux, le manteau sur ses genoux épaissis des jupons multiples, troués, qu'elle porte comme des voiles de bateaux naufragés sur ses hanches. De près, on voit qu'elle a tenté de se maquiller, que son rouge excessif aux joues est du à une poudre qu'elle y a appliqué, une poudre écailleuse et terne.
"J'lai gardé pasqu'vous êtes bien beau m'sieur et qu'ca m'aurait fait mal de pas vous r'voir, alors j'vous ai contacté, v'savez vu, j'l'ai gardée."
Et n'est-ce pas une chose étrange, que ce dernier habitant humain du Paradis vienne dans les jupons de De Fréneuse, pour lui soutirer ce qu'elle espère être un sourire, et peut-être, dans sa fantaisie rêveuse et simple, un baiser ou un peu de temps pour la remercier, elle trop innocente dans sa fange pour mépriser les nantis et les bourgeois quand elle pourrait les admirer. Et De Fréneuse brille comme un vitrail, dans l'obscurité du café. |
| | | Jean de FréneuseJ'ai bu le lait divin que versent les nuits blanches
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| Sujet: Re: Vente d'oubli à la criée Sam 22 Oct - 11:04 | |
| Il la vit enfin. Elle était cachée sous une ombre – un fiacre qui s’était arrêté devant les vitres sales, un nuage qui passe … - et c’est pour cela que son regard, la première fois, ne s’était pas arrêté sur elle. Il comprit qu’elle le guettait peut-être, qu’elle l’avait remarqué sans doute, et la regarda s’approcher, dans une immobilité stupide. Le veston sur ses épaules lui rappela, comme en un éclair, le motif de sa venue – et il eut un air interloqué un peu ridicule en voyant cette pauvresse s’asseoir à côté de lui, et lui dire tant de choses de ses grands yeux.
Oui, il était revenu, en pauvre âme errante qui retourne toujours à la source tarie – pour y puiser quelques forces, pour y chercher une fuite. Pendant qu’elle parlait, Jean posait ses yeux sur elle et sur la veste, tour à tour – et toutes les deux lui semblaient également étrangères. Il avait oublié, avant ce billet mal rédigé – un petit regret de quelques jours, et puis la vie avait repris ses droits et …
- Je vous … Je vous absous de ce crime qui n’en est pas un : quiconque aurait fait disparaître la veste … et j’ai oublié le contenu. Vous êtes donc bien gentille, Madame, mademoiselle …
La voix se suspend un instant, interrogative … Il sait comment l’on doit être devant des pairs, qu’ils soient légitimes ou non ; devant des petits bourgeois ambitieux et des artistes ratés ; devant des prostituées et des filles de café qui ont perdu leur innocence … Mais en cette situation, si bizarre, presqu’irréelle … Il reprit, gêné, maladroit – parce que les phrases toutes faites avaient d’autres sens, pour d’autres endroits.
- Je vous ai … déjà rencontrée, Mademoiselle ? Vous semblez connaître mon nom … Quel est le vôtre ?
Il voulut saisir son verre, mais ses doigts tremblèrent. L’alcool renversé tâcha la manche de tissu clair. Il fixait le verre, sans oser le relever, et souffla, presqu’absent :
- Vous voyez, vous avez bien fait.
Le reste d’absinthe coula lentement du bar, comme une larme que l’on retient.
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| | | Pamina
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| Sujet: Re: Vente d'oubli à la criée Ven 18 Nov - 14:05 | |
| | Il semblerait qu'elle n'aurait pas réagi différemment si Jean de Fréneuse s'était levé pour la bénir. Son visage, potelé par l'enfance de laquelle elle ne s'est extirpée que depuis peu, déjà rouge de la vie rude qu'elle endosse, s'illumine soudain, se détend, et elle parait enfant, chérubin des cafés sales, Putti que l'on a peint à l'eau de vaisselle sur des plafonds crevassés. Elle est d'une beauté d'oiseau mort, et elle ne quitte pas un instant Fréneuse de ses yeux immenses. Ses mains plient sur les revers de la veste, comme si Luce hésitait à la lui rendre, de peur qu'il s'envole trop tôt, de peur... Elle ne sait pas bien, Luce. Mais comme il parle, et comme ses mots sonnent si juste et si correctement, même ceux qu'elle ne comprend pas, elle lui pardonne et elle le lui rend, son vêtement, encore tout poussiéreux de sa chaleur et du parfum fané de ses épaules nues sans audace. Une manche, néanmoins, est gardée un peu, et puis elle rosit jusqu'au bout du nez, lorsqu'il lui demande son prénom. |
- Luce, Monsieur de Fréneuse, monsieur. Et non, on peut pas dire que j'vous ai connu, non-pas, mais euj'vous ai déjà vu dans l'coin et euj'vous ai déjà entendu en causer. Mais s'normal qu'vous m'avez pas vu, Monsieur, la p'tite Luce elle est discrète, on la voit pas.
Et cette affirmation ressemble à un regret, teinté de son sourire en petit croissant moelleux, de son regard qui va se perdre, Madonne à deux sous, vers les vitres rongées de pluies et de gras de cuisine. Elle coince son menton dans sa main, le coude nu sur le bois rêche de la table, elle soupire. C'est vrai qu'elle a déjà pensé à être une grande dame, Luce, avec des belles fourrures au cou et un fiacre rien qu'à elle pour faire sa délicate. Elle rit sans un son, revenant à Jean, après sa rêverie, alors qu'il renverse son verre, et cela la fait rire encore, pas plus fort.
- C'est vrai, on dirait que euj'vous soie tombé à point dessus, hein ? Ca vous embête pas au moins que euj'vous appelle par vot' nom, hein ? Faut eum'le dire, sinon, j'changerais !
C'est la petite personne la plus simple et la plus véritable avec qui tu pourrais avoir une conversation, de Fréneuse. Et pourtant, n'est-elle pas la plus difficile à comprendre ? Sous la poudre et l'argent, et la bonne éducation, tout semble tellement plus trivial... La vie à l'extérieur du boui-boui semble étrangement atone, diluée, en pareils moments d'honnêteté brutale et d'admiration inconsidérée.
Et les silhouettes, par la fenêtre, ne sont que des esquisse maladroites. |
| | | Jean de FréneuseJ'ai bu le lait divin que versent les nuits blanches
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| Sujet: Re: Vente d'oubli à la criée Sam 19 Nov - 6:19 | |
| Jean, en effet, n’avait jamais croisé ce regard-là, ni dans les beaux quartiers ni dans les gris faubourgs. Dans son monde, les filles amoureuses « flirtaient » – mot à la mode – avec une application et un sérieux qui tenaient déjà du vice, cherchant un mari en détruisant quelques espoirs au passage, par coquetterie comme par ennui. Dans les faubourgs, les contingences et les nécessaires – gagner sa subsistance, échapper à la rue – avaient piétiné trop tôt l’innocence … Les ouvrières sont gouailleuses, les actrices accommodantes et les cousettes point farouches. Alors, d’un air absorbé, Jean la contemplait, cette curieuse fille, cherchant une réponse, une classification, une petite étiquette à lui apposer – avec, dans un coin de mémoire, la manière de s’en servir. En vain.
- Mais s'normal qu'vous m'avez pas vu, Monsieur, la p'tite Luce elle est discrète, on la voit pas.
Il hocha la tête doucement. Le veston qu’il avait récupéré et qu’elle tenait encore semblait une faible passerelle de tissu entre leurs deux mondes.
- C'est vrai, on dirait que euj'vous soie tombé à point dessus, hein ? Ça vous embête pas au moins que euj'vous appelle par vot' nom, hein ? Faut eum'le dire, sinon, j'changerais !
Et ce fut à ce moment-là que quelque chose en lui se brisa. Ce nom, qu’il avait toujours porté, comme un étendard, comme une évidence, il le trouva soudain trop lourd, trop froid – couleur métal brillant, et rendu tranchant par la force des choses …Dit par elle, ce patronyme lui apparut tel qu’il était : chargé de passé et de poussière, lourd de trop de morts illustres et de tant de couleuvres ravalées ... Il craignit alors de le voir lui écorcher les lèvres, si elle venait à le prononcer de nouveau. Il releva lentement le verre, en commanda un autre. Et c’est l’œil évasif – l’œil évadé – qu’il répondit d’un ton de contenance :
- Appelle-moi Jean. C’est moins long à dire … Et puis c’est plus simple.
Et d’un pauvre sourire, à moitié tourné vers elle, à moitié tournant le dos à son rang, il remarqua le rouge qu’elle avait grossièrement étalé sur ses joues. Il y eut un instant où le silence plana, où il sembla plus égaré encore … Puis ce fut un geste, vif, vers elle – une main qui se posa sur la joue et du doigt, il frotta doucement mais d'un geste impérieux le rouge écaillée, la poudre pas assez fraîche. Lorsqu’il eut terminé à peu près son ouvrage (lui en laissa-t-elle le temps ?), il dit enfin, d’un air presque triste :
- Faut les laisser aux femmes compliquées, aux vieilles dames et aux catins, ces bêtises-là. Tu es jeune, en as-tu besoin ...
Et parce qu’il lui était douloureux de ne point avoir le droit de la voir, cette simplicité qui se présentait ... Elle était tellement aux antipodes de tous les artifices du temps, des hypocrisies de la beauté moderne, des tricheries de fards, de corsets et de frisures ... !
- Tu ... Mademoiselle Luce semble même bien jeune pour se trouver seule ici. Que dirait son père - peut-être son fiancé ?
Lorsqu’on lui apporta une nouvelle absenthe, d’un air méfiant, il s’y agrippa comme un naufragé, se détournant un peu d'elle – et ses doigts laissèrent des traces rougeâtres et tristes sur le verre mal lavé.
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| | | Pamina
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| Sujet: Re: Vente d'oubli à la criée Lun 4 Juin - 9:45 | |
| Valse sentimentale OP.51 No.6, Tchaikovsky | L'angle change. Le plan s'élargit. La narration, un instant, double. Dans un coin, plus sale et plus sombre, s'est levé un homme, et il mentonne à présent son crin-crin en avançant vers la scène de fortune. Il s'arrête avant, comme s'il n'arrivait pas à se considérer suffisamment talentueux - ou visionnaire - pour se proclamer artiste, se mettre au dessus des autres pour leur offrir, leur imposer une œuvre. Son air est lancinant, jaune, il miaule comme un chat famélique. La mesure est battue du pied dans la poussière grasse du Paradis, sa moustache est humée à chaque retour de l'archet sur les cordes noircies.
C'est étrange à quel point l'atmosphère d'un moment dépend de ce que l'on peut y entendre. Avant, tout n'était qu'un demi-ton de raclements de gorge, de chaises qui grincent sous le poids de leurs occupants, de verres qu'on repose et qu'on vide, et puis qu'on remplit de nouveau, éternellement car la soif n'a pas de limites, pas plus que le désespoir ordinaire. |
A présent tout a changé, même la lumière, ou ce qu'il en reste, semble avoir évolué, changé d'angle, ou de couleur, peut-être, devenue verte ou brune plus que jaunasse. Les œillades de faon écorché de Luce prennent un nouveau dramatique, plus faux et plus étranger que l’authenticité un peu cireuse qu'elle pouvait avoir lorsque la salle faisait silence. Elle se mord les lèvres, petitement, lorsqu'on frotte ses joues. Elle voulait faire la grande, mais cela n'est pas encore assez bien pour les gens. Les bonnes gens, celles qu'elle tentait d'apprivoiser. Il lui pose alors des questions, tout redingotté qu'il est, mais elle ne les entend pas tout de suite, ramènent sur elle un châle qui était là, juste oublié sur le banc, comme une veste avant lui. Le violoneux place un pied sur l'estrade pour mieux se caler, certainement pas pour y grimper.
Mais il y a quelque chose que Luce ne peut se résoudre à faire, et cela jette un voile de panique dans ses yeux. Elle se redresse, s'écarte peut-être même un peu, sans qu'on la remarque, et bredouille à toute vitesse.
- Oh-non-monsieur-enfin-j-je-n'-peux-pas-v'-s'-appeler-par-euh-vot'-prénom-euh-s'-pas-correct-monsieur.
Elle n'aurait pas eu l'air plus choquée, et puis amusée, avec un sourire et les joues rouges, si elle avait été une enfant défendue de grossièreté à qui on aurait autorisé soudain à dire le fond de sa pensée. Bien sur qu'elle aimerait l’appeler Jean. Et puis elle aimerait bien l'attirer contre sa gorge et lui murmurer des mots trouvés dans des livres alors qu'il dort contre elle, mais ce n'est pas à l'ordre du jour, n'est-ce pas ? Bien sûr, cela ne l'empêche pas de, disons. Prouver toute innocence.
- Oh mais v'savez, j'en ai pas moi eud'fiancé. M'père il a voulu, puis eul'père aussi, puis j'en ai même p'tet ben eu, mais un qu'est mort à ch'val quand il eu'v'nait m'rendre visite.
Et cela la fait rire secrètement comme une faute qu'on partage. Que peux-tu faire, Jean, contre cette fille, qui ne semble écouter que le son de son propre violon dans sa tête, et te dévore des yeux comme si elle touchait directement à ton âme ? |
| | | Jean de FréneuseJ'ai bu le lait divin que versent les nuits blanches
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| Sujet: Re: Vente d'oubli à la criée Jeu 14 Juin - 22:07 | |
| Ce jeune homme paraissait descendre d’un cadre et l’on cherchait, derrière lui, le jardin où rêve Elvire, car le fond naturel de ces silhouettes-là, c’est la légende amoureuse, fatalement tragique. Rachilde, Portraits d'hommes En effet, l'atmosphère changea. Jean jeta un oeil de chien battu au violoneux qui s'était mis à jouer - le pire était qu'il le connaissait sans doute, pour l'avoir croisé dans les cafés nocturnes ... Il porte la main à son veston tâché, dans le vain espoir d'acheter un silence ... Mais son geste s'arrêta bien vite, car il ne se sentait pas le droit de toucher réellement à ce monde. S'il l'effleurait, à chacune de ses fugues dérisoires, un reste de délicatesse, une certaine pudeur de sentiment retenait toujours sa main, au bout du compte. Une fille, un soir, que l'on ramène chez soi, pas même de maîtresse en titre. Des bocks payés aux petites putains du Ve, bien heureuses de boire et de manger à l'oeil ... Mais quoi d'autre ? On ne s'autorise point les désespoirs du peuple lorsque l'on est un de Fréneuse. Ah, que les moqueries viennent ! Quoi d'autre venant des faubourgs, où la lumière ne parvient aux coeurs que lorsqu'elle passe dans un vitrail d'église, quand les belles ne contemplent leur fervent reflet que lorsque la pluie fait des miroirs dans la boue ... Jean baissa les yeux, mal à l'aise. Il ne put cependant réfréner un air de surprise lorsqu'elle parla de la mort du fiancé ... Non pas qu'il décelât cette intonation étrange qui avait presque valeur d'aveu. Mais les logiques sociales, ferrées aux corps, le firent lancer, comme par plaisanterie : - C'était donc un Monsieur, votre fiancé, pour monter à cheval !Un drôle de sourire, pour toutes ces occasions où la vie se présente dans toute son ironique vérité. Et comme elle ne semblait pas malheureuse, que pas une larme ne venait humidifier son oeil au regard vague, il ajouta, doucement : - La prochaine fois, mariez-vous plus vite, qu'il ne meurre pas entre temps. La vie est si risquée à Paris, de nos jours !Machinalement, il reprit le verre, croqua le sucre sur lequel l'alcool vert s'était déversé, reposa la cuillère noircie sur le comptoir. Puis il but le fond du verre, vite - la tête lui tourna. - ... Même quand on ne vit pas une vie dangereuse. Moi que vous voyez, les anarchistes ont déjà failli m'avoir, si je n'avais pas fait mon fantaisiste, ce soir-là.Laissant quelques pièces et pourboires sur le comptoir, il se leva, sans un mot. Vacilla, comme un boiteux qui a retrouvé ses jambes. Silence ... Prendre congé avec ce monde s'était toujours révélé trop facile. Jean n'avait pas prévenu qu'un jour ou l'autre, c'était ce monde qui s'accrocherait à lui, pour l'empêcher d'en partir. |
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| Sujet: Re: Vente d'oubli à la criée | |
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