BlueOmbres chinoises, éclats soyeux
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| Sujet: Rayon de Lune Sam 10 Sep - 11:39 | |
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Tout esprit profond s'avance masqué
Description physique & psychologique : Mes fusains et mon carton à dessin sous un bras, j’arpentais les rues de Paris avec une certaine nervosité. Je devais, pour la première fois, rencontrer mon modèle... Je l’avais déjà vue sur les petites scènes de la ville, et aux Funambules. Droite, de haute stature, elle était aussi lointaine et froide qu’une statue grecque. Drapée dans un lourd tissu bleu et une chaine lourde lovée sur sa gorge, comme un serpent d’or poussiéreux et lascif, couronnée de couleurs, elle semblait une reine de sabbat distante et inaccessible. Intimidé, le jeune peintre anonyme que je suis avait été fort surpris de recevoir une réponse positive et tout à fait aimable à sa demande de prendre la chanteuse pour modèle. Après une longue hésitation, je frappais à sa porte. Grande fut ma surprise de voir le battant s’ouvrir sur une silhouette minuscule, à la figure toute brune et fripée comme une vielle pomme, auréolée d’un nuage épais de cheveux blanc. L’étrange apparition me lorgna d’un œil mauvais, petit et noir, avant de m’apostropher dans une langue saugrenue, à la fois fluide et gutturale. - Je... Pardon ? Une autre tirade coula de la vieille bouche, et au vu de son ton je me félicitais de ne pas comprendre, et puis d’un coup sec de menton, cet étrange Cerbère me fit signe d’entrer. Je pénétrais d’un pas hésitant dans le hall obscur, avant de grimper, suite à un grondement peu amène de la gardienne de ces lieux, un escalier de bois sombre. L’étage semblait un assemblage éclectique d’exotisme bizarre et d’occidental bien traditionnel : un plat à tajine trônait sur un guéridon classique, des tissus colorés recouvraient les ottomanes, et l’antiquité qui me suivait toujours avait un tablier à fleur. Je me penchais pour observer une pique à cheveux d’argent, abandonnée sur une table basse, quand une voix riche et vibrante, teinté d’un léger accent, me fit me redresser d’un bond. - Bonjour ! Je vois que Yema vous a ouvert. Enchantée de vous rencontrer. Que dois-je faire ? Vêtue d’une robe d’intérieur pâle toute simple, l’étoile montante du moment me regardait avec un sourire. Dieu ! Ce qu’elle paraissait changée, loin des lueurs de la scène et des costumes orientaux ! Elle semblait plus petite et plus fine, sans les tissus lourds et les tiares colorées. Plus jeune, également, fraîche comme une rose en bouton, là où le maquillage dessinait une fleur épanouie. Elle avait atténué un peu l’or pâle de sa peau solaire avec de la poudre, mais ne portait, par ailleurs, aucun artifice. La jeune femme qui me faisait face était d’une grande beauté, quoi que tous n’auraient pas été de mon avis. Trop brune sans doute, trop épicée. Sa chevelure, épaisse et très sombre, laissait couler ses boucles jusqu’au creux du dos délicat. Et en comparaison de cette masse, qui semblait presque douée d’une vie propre, la silhouette de la chanteuse, quoi que bien proportionnée, semblait étrangement fragile. Je détaillais tout, avec l’œil critique du peintre (ou du moins tentais-je de m’en convaincre), pour discerner les quelques défauts que je saurais gommer. Les lèvres sans doute, bien dessiné mais légèrement trop fines. Les pommettes un peu saillantes. Les yeux trop grands... Les yeux. Je les avais cru noirs, de loin, car je pensais que les femmes d’orient avaient des iris d’obsidienne. Les siens étaient d’un bleu très vif, presque choquant derrière l’ombre de ses cils épais et de ses paupières tombantes. Un bleu royal, profond. Déplacé. - Je suis berbère. Elle haussa les épaules, comme si ça expliquait tout, et je m’aperçus que je la détaillais depuis une longue minute. Rougissant, je balbutiais des excuses et lui demandais de se défaire de ses atours et de prendre place sur une ottomane. Pas gênée pour deux sous –sans doute était-elle habituée à être dévisagée, elle se dévêtit sans la pudeur affectée que j’avais parfois rencontré et s’allongea à demi. Je m’installais à mon tour face à elle (la lumière était idéale) et avisait un colifichet que je n’avais pas remarqué. Un collier étrange, porteur tout à la fois d’une croix, d’une main de Fatma et d’un ankh. Je lui demandais de l’ôter et elle refusa d’une voix douce : - Ce n’est pas parce que je viens de nulle part que je ne dois croire en rien. Etait-elle superstitieuse ? Je le supposais. Yema –puisque tel était le nom de la vieille femme- rôdait derrière Blue en me jetant, de temps à autres, des regards féroces. Elle arrangea les cheveux de mon sujet en une tresse lourde qui semblait un serpent épais, échangeant des propos visiblement affectueux avec la jeune femme, dans leur langue musicale. Pour moi, elle n’avait que de l’agressivité, quand elle ne m’ignorait pas. Décidant de n’y prêter aucune attention, j’entamais une conversation polie avec Blue, qui, loin de l’image que je m’en faisais en la voyant en scène, était d’un naturel enjoué quoi que timide. Il était étrange de constater que cette timidité, cette réserve à parler de soi, n’entrait pas en conflit avec sa présente nudité ni, sans doute, avec ce qui constituait la seconde face de son métier, si l’on en croyait la rumeur. Douce et gentille, elle fit preuve d’une grande admiration devant l’avancement de mon esquisse que je lui montrais de temps à autre. Elle se trouvait « bien plus jolie qu’en réalité » et m’a avoué dessiner ou broder fort mal, pour sa part. Elle n’avait pas la patience nécessaire, et c’était la même chose pour la cuisine : c’était la tâche de Yema. Laquelle nous porta par la suite quelques gâteaux délicieux mais terriblement sucrés, dont Blue semblait gourmande. Je me fis, au fur et à mesure de la conversation, une fort bonne opinion de la jeune femme : elle était si loin de l’image froide et hautaine que je me faisais des artistes ! Elle ne semblait même pas consciente de sa beauté, et avait visiblement honte de son teint sombre. Egarée entre une origine berbère et une culture française, elle hésitait toujours entre son exotisme et son éducation, ne sachant trop lequel mettre en avant. Cela se sentait sur toute sa personne : bijoux arabes mais robe classique, parfum oriental mais coiffure française, et même ses yeux bleus de glace contrastaient avec sa peau d’or, que le ciel de Paris avait pâli. Entre quelques bizarreries linguistiques et un humour un peu timide, je m’en fis un portrait agréable tout comme j’achevais de la dessiner. Mon fusain s’attarda un peu, retouchant ici le galbe d’une hanche, là la ligne douce d’une épaule et d’un bras, esquissant doucement l’ourlet délicat des lèvres... Mais mon travail était achevé. Je me levais, alors qu’elle remettait sa robe avec l’aide de Yema, et elle m’accompagna aimablement jusqu’à sa porte, m’exprimant son souhait de me revoir au théâtre. Alors que je sortais, elle glissa : - Vous savez, Yema vous apprécie beaucoup. C’est très rare !
Sur ce, la vieille femme, après un regard assassin, me ferma littéralement la porte au nez. Seules les pensées que l'on a en marchant valent quelque chose.
La vieille femme semblait drapée de nuit. Devant elle, les Funambules, une ruche nocturne bourdonnant de lumière, et laissant rouler des billes de chaleur sur le pavé noir et glacé. Comme un bruit de fond, entre froufrou des conversations et clameurs, comme quelque chose qui pulse, il s’imposait là, dans le décor nocturne, seule chose vivante dans cette rue peuplé d’ombres qui passaient, le regard bas. Quelques uns s’arrêtaient, attiré peut-être par la chaleur qui émanait du lieu. La lueur des lampes se peignait sur leur visage, ils semblaient s’animer un instant. Et entraient, ou repartaient.
Yema se retourna. Derrière elle tremblait une jeune femme aux yeux trop bleus rivés sur le théâtre. Blême, nerveuse, elle tordait du bout des doigt un camélia rouge, qui offrait un contraste curieux avec son corsage bleu tout simple. La vieille Berbère lui prit la fleur, d’autorité, et Blue se laissa conduire jusque l’entrée des artistes. L’angoisse terrible qui lui serrait le cœur faisait trembler sa main quand on les fit entrer. La loge où elles entrèrent abritait une dizaine de demoiselles qui se recoiffaient à la hâte, laçaient un corset ou une ballerine, ou soulignaient d’un trait noir leurs yeux brillants d’excitation, de crainte parfois. Les conversations allaient bon train, ponctuées ça et là des exclamations à demi-étouffés de danseuses cherchant leur costume, dans cette agitation fébrile propre à ce qui se cachait toujours derrière la scène, et les voix aiguës de jeunes filles offraient à l’oreille un brouhaha charmant.
Mais Thiziri n’avait vraiment pas l’esprit à regarder le tableau qui s’offrait à ses yeux, et frémissante encor comme un jeune roseau, elle chût plus qu’elle ne s’assit sur un tabouret, ses jupons écumants autour d’elle. Silencieuse et affairée, Yema s’affaira immédiatement à tordre sa chevelure épaisse en un chignon lourd et complexe, dans lequel elle piqua le camélia. La jeune chanteuse en profitait pour souligner d’incarnat ses lèvres pâlies, éclaircir son teint avec une poudre discrète, et poser sur sa gorge dénudée et palpitante un lourd collier de toc. Mais comme une nuée de grands et joyeux oiseaux blancs, les danseuses revenaient déjà, commentant la salle et le public, le numéro et la lumière. Blue se redressa -il ne faut point lasser le public par une attente excessive- et pris doucement le chemin de la scène.
Quand les rideaux s’ouvrirent sur elle, elle resta un instant muette, de stupeur, de crainte, d’émerveillement. Son regard s’égara sur le Paradis, où la foule s’amassait, bruyante, puis sur le Parterre. Elle ne tourna point, cependant, ses yeux vers les loges. Il lui fallut quelques seconde, que le piano mit à profit, pour rassembler les bris de son courage, et élever une voix affaiblie par l’angoisse. Si petite, sur cette scène, si seule, face à tant de monde avide de spectacle. De distraction. De nouveauté. Elle ferma les yeux, sans remarquer l’admiration d’un jeune peintre, oubliant certains sourires goguenards qu’elle avait entraperçu, oubliant leurs cent bouches, leurs cent yeux et leur unique regard, oubliant que ce qui se jouait se soir, ici, à Paris, c’était sa carrière, sa gloire… Sa vie, son rêve. Au fur et à mesure que la chanson se déroulait, cependant, sans fausse note ni accrocs, la voix vibrante de la jeune femme prenait tout à la fois assurance et ampleur, dévoilant, dans une ode à l’amour simple et douce, une profondeur insoupçonnée. Elle portait la mélodie avec grâce, sans effort, avec une puissance qui lui semblait toute naturelle.
Ce ne fut que lorsque la salle explosa en une trombe d’applaudissements que Blue rouvrit ses paupières, ivre de musique et fière d’avoir su faire battre cent cœurs à l’unisson du sien.
Theatrum Mundi
• Pseudonyme : Blue, c'est bien, non? • Âge : Dix-neuf ans. • D'où nous venez-vous ? Par le bouche à oreille. • Quelque chose à nous dire ? Surtout, continuez comme ça!
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