Soudain, l'assaut s'arrêta. Brutalement. Le cliquetis métallique des épées, les cris, les ordres, tout s'arrêta. Le silence s'installa, brouillé par le bruit des torches et le gémissement des blessés. Le fort de Chens n'avait de fort que le nom. Petit poste de garde en lisière du bois, en haut d'une colline, il ne comptait qu'une cinquantaine d'hommes dont la moitié ignorait tout des arts du combat et n'avait jamais été destiné à défendre quoique ce soit. C'était une place pour l'entraînement de la famille royale d'Avoriaz, de ce qu'Earan se souvenait.
La nuit était lourde et sans étoiles. Un brouillard de mort planait sur la place fortifiée. Earan remonta les marches du rempart en courant. Arrivé en haut, il jeta un œil sur la masse sombre et mouvante des arbres. Il y avait là plus d'une centaine de soldats. Des gobelins, encore et encore. Il en affluait de partout. Cela faisait trois heures que le fort résistait tant bien que mal contre les assauts répétés des infâmes créatures, désorganisées et idiotes.
Des blessés juchaient le sol de pierre sale, derrière les créneaux, contre les meurtrières. Du sang coulaient dans les conduits réservés à l'huile enflammée pour les flèches. L'homme enjamba le corps inerte d'un archer, et continua son ascension sur les remparts, vers la tour du général. Il entra sans frapper.
« Sir, ils ont fait une brèche dans le mur d'enceinte par le nord. On aurait dit de la magie Sir. Puissante.
— Et la votre de magie ? Vous ne pouvez rien y faire ?
— Sir, j'ai besoin d'une torche pour manipuler mon pouvoir, et je m'affaiblis. Vos hommes meurent un par un, personne ne peut garder la flamme et je ne le peux pas quand j'utilise mon don.
— On vous a engagé pour ce don alors vous allez l'utiliser ! C'est un ordre ! Trouvez n'importe quel soldat qui ne se jettera pas dans la marée de gobelins moisis et foutez moi le feu à ces bestioles ! Je ne veux pas qu'ils passent par cette brèche!
— Sir, rester devant est suicidaire. Plus vous y enverrez d'hommes plus...
— Silence! Allez-y et défendez-vous! »
Earan sortit en claquant la lourde porte en bois, et redescendit les marches menant à la Haute Cour au pas de course. Il trébucha sur quelques cailloux que les gobelins balançaient grâce à d'énormes machines de siège totalement inutiles. En sueur, il appela un soldat.
« Vous là, venez m'aider !
— Qu'y a-t-il ?
— Je suis mage, vous devez me porter une torche. Pour défendre la brèche. J'utiliserais mon pouvoir.
— La brèche ? Ne devrions-nous pas rester avec les autres dans la Haute Cour pour la défendre ?
— Nous devons reprendre le mur d'enceinte nord, ordre de Sir Kley. Nous allons avec...
Earan chercha des yeux le groupe d'hommes qui serait envoyé dans quelques instants dans la déferlante de gobelins.
— Ce groupe là. Restez bien derrière et maintenez la torche bien haut. Si je me fais tuer ou autre, reculez et sauvez votre peau.
— Bien. Je vous suis. »
Le garde brandit sa torche. Ils s'approchèrent du bataillon qui se préparait, emmanchant armes et torches.
Un ordre sec retentit depuis la tour.
« Allez-y maintenant! »
Ordre respecté. Les énormes battants de la porte centenaire donnant sur la Basse Cour et sur l'enceinte nord où les gobelins se ruaient, s'ouvrirent en silence, tandis que les hommes trépignaient de peur et d'angoisse.
« Chargez! »
Deux cavaliers se ruèrent par l'interstice des portes, sur les deux chevaux encore vivants de tout le bâtiment, tandis que le bataillon d'homme les suivaient.Earan courut aussi, avec son compagnon de fortune et sa torche. Du haut des remparts, il entendit les tirs des arquebuses claquer et la lumière des balles filantes frapper loin devant.
Ce fut une boucherie. La cinquantaine de gobelins qui avait réussi à pénétrer la muraille fut exterminée. Earan et quelques soldats se retrouvèrent bientôt face à la brèche par laquelle les gobelins continuaient d'affluer. L'énorme trou dans le mur n'avait rien de naturel, mais Earan n'eut pas le temps de se demander qui avait fait ça, ou même quoi. Entre les cris, les gémissements, les épées qui s'entrechoquaient, les gourdins qui tombaient.
« Maintiens la torche en l'air! » hurla-t-il tandis que le pouvoir affluait dans ses veines et aspirait sa vitalité.
En un instant, la brèche se transforma en brasier incandescent. Les flammes vinrent lécher la muraille tandis qu'Earan gardait les bras tendus vers les gobelins qui tentait de passer le mur de feu désespérément. Des corps calcinés commencèrent à tomber de l'ouverture, suivi de l'affreuse odeur de brûlé. Le mage ferma les yeux tandis que son pouvoir continuait de déferler. Sa tête lui tourna, son sang bouillonna mais il tint bon. Encore et encore. Des gerbes d'étincelles magiques et de flammes virulentes mangeaient tout ce qui passait par le trou, et bientôt une ignoble fumée noire s'échappa de l'ouverture, et s'éleva dans le ciel.
Il finit par s'effondrer de fatigue, le noir.
Au petit matin, lorsqu'il se réveilla, la place forte était en émoi. Les gobelins avaient été repoussés, mais des nouvelles de nombreuses villes et postes de gardes annonçaient une tentative d'invasion. Des renforts étaient en chemin.
Trente-deux ans depuis la dernière tentative d'invasion gobeline, et le massacre allait recommencer. Il faudrait mobiliser tout le continent, s'unir contre la menace.